Fuir l’autel : Comment j’ai tout quitté pour mon meilleur ami

« Tu ne vas pas faire ça, Camille… » La voix de ma mère résonne encore dans la petite salle des fêtes de la mairie de Dijon, saturée de regards inquisiteurs et de murmures étouffés. Je serre mon bouquet si fort que mes jointures blanchissent. Devant moi, Paul, mon fiancé, tangue légèrement sur ses pieds. L’odeur âcre de l’alcool flotte autour de lui, trahissant la nuit blanche qu’il vient de passer avec ses copains. Il tente un sourire maladroit, mais ses yeux rougis évitent les miens.

« Camille, on t’attend… » souffle ma sœur Élodie, la voix tremblante d’inquiétude. Je sens la sueur couler dans mon dos sous la robe blanche que j’ai tant rêvé de porter. Mais ce n’est pas le mariage dont j’ai rêvé. Pas avec ce Paul-là, pas aujourd’hui.

Tout a basculé la veille, lors du dîner de répétition. Paul, déjà éméché, a lancé une blague grasse sur ma famille devant mes parents. Mon père a serré les dents, ma mère a quitté la table en silence. J’ai ri nerveusement pour sauver les apparences, mais à l’intérieur, quelque chose s’est fissuré.

Ce matin, en me préparant chez mes parents, j’ai surpris une conversation entre ma mère et ma tante : « Elle n’a pas le choix maintenant… Tout est prêt, toute la famille est là. » Comme si mon bonheur importait moins que la réputation familiale.

Je regarde la salle : mes cousins venus de Lyon, ma grand-mère qui essuie une larme d’émotion — ou d’inquiétude ? — et Thomas, mon meilleur ami d’enfance, assis au fond. Il me fixe avec une intensité qui me bouleverse. Depuis toujours, Thomas a été mon refuge : nos après-midis à refaire le monde sur les quais de Saône, nos confidences à la lumière des lampadaires… Il sait tout de moi. Sauf peut-être que je meurs d’envie de fuir.

Paul s’approche pour m’embrasser la main. Il trébuche légèrement et je sens les regards se crisper. « Allez, chérie… On va leur montrer qu’on est faits l’un pour l’autre ! » Sa voix est pâteuse. Je retiens mes larmes.

Soudain, tout devient flou. Les applaudissements faiblissent alors que je recule d’un pas. « Je… je ne peux pas », murmuré-je. Un silence glacial tombe sur la salle. Ma mère se lève brusquement : « Camille ! Tu ne vas pas nous faire ça ! »

Je lâche le bouquet qui roule au sol dans un bruit sourd. Je croise le regard de Thomas qui se lève à son tour. Il traverse la salle d’un pas décidé et me tend la main : « Viens, Camille. »

Je n’hésite plus. Je saisis sa main et nous courons hors de la mairie sous les cris indignés et les exclamations choquées. Dehors, l’air frais me gifle le visage ; je respire enfin.

Nous nous engouffrons dans sa vieille Renault Clio garée en double file. Thomas démarre en trombe tandis que je fonds en larmes.

— Tu veux aller où ?
— Loin d’ici…

Nous roulons sans parler jusqu’à un petit village près du lac Kir où nous passions nos étés enfants. Dans une chambre d’hôtes modeste, je m’effondre sur le lit.

— Je suis désolée… Je t’ai embarqué là-dedans sans réfléchir.
— Camille… Tu n’as rien à regretter. Tu as été courageuse.

Je laisse éclater toute ma colère : contre Paul qui n’a jamais su m’aimer comme il fallait ; contre ma famille qui préfère sauver les apparences plutôt que mon bonheur ; contre moi-même pour avoir cru qu’il fallait plaire à tout le monde.

Les jours suivants sont un tourbillon : messages furieux de ma mère (« Tu as ruiné notre nom ! »), silence glacial de Paul (« Tu m’as humilié devant tout le monde »), soutien discret d’Élodie (« Je comprends… »). Mais surtout, présence rassurante de Thomas qui m’écoute sans juger.

Un soir, alors que nous marchons au bord du lac, il s’arrête brusquement :

— Tu sais que tu peux rester ici aussi longtemps que tu veux… Mais qu’est-ce que tu veux vraiment ?

Je réalise alors que je n’ai jamais pris le temps de me poser cette question simple. J’ai toujours suivi le chemin tracé par les autres : études à Lyon parce que c’était bien vu, fiançailles avec Paul parce qu’il avait « une bonne situation », mariage parce que « c’est le moment ».

Je regarde Thomas et je comprends : ce que je veux, c’est être libre d’aimer sans avoir peur du regard des autres.

Quelques semaines plus tard, je retourne à Dijon affronter ma famille. Ma mère refuse toujours de me parler ; mon père me serre maladroitement dans ses bras ; Élodie me glisse un sourire complice.

Paul a refait sa vie rapidement — il paraît qu’il sort avec une collègue. Moi, j’ai trouvé un petit appartement près du parc Darcy et un travail dans une librairie indépendante. Thomas vient souvent dîner ; parfois il reste dormir sur le canapé.

Un soir d’automne, alors que la pluie tambourine contre les vitres, il pose sa main sur la mienne :

— Tu regrettes ?

Je souris tristement :

— Non… J’ai eu peur toute ma vie de décevoir les autres. Mais aujourd’hui, je me sens enfin vivante.

Et vous ? Jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour choisir votre bonheur plutôt que celui des autres ?