Dans le miroir : Le poids d’un mariage

— Tu comptes faire quelque chose pour… ça ?

La voix de François résonne encore dans ma tête, froide et tranchante comme une lame. Je suis restée figée devant le miroir, la brosse à dents suspendue dans l’air. « Ça », c’était mon ventre, mes hanches, mes bras — tout ce que deux grossesses et des années de fatigue avaient laissé sur mon corps. Je n’ai pas su quoi répondre. J’ai senti mes joues brûler, la honte monter, et j’ai baissé les yeux.

Dans la chambre, nos enfants dormaient paisiblement. Moi, je me suis glissée sous la couette en silence, le cœur lourd. François s’est couché sans un mot de plus. Le lendemain matin, tout semblait normal : les tartines pour Camille et Hugo, les cartables à préparer, la course contre la montre pour ne pas être en retard à l’école. Mais rien n’était plus pareil. Sa remarque s’était incrustée en moi comme une écharde.

J’ai essayé d’en parler à ma sœur, Claire, au téléphone :
— Tu sais, il m’a dit que… que je devrais faire attention à mon poids.
— Oh non… Il est sérieux ? Mais tu viens d’avoir Hugo ! Tu fais déjà tout pour eux…
— Oui, mais il ne voit que ça. Je me sens invisible.

Claire a soupiré. Elle connaît François depuis toujours. Elle sait qu’il n’est pas méchant, mais maladroit, parfois cruel sans s’en rendre compte. Pourtant, cette fois-ci, c’était différent. Je n’arrivais plus à croiser son regard sans ressentir ce mélange de colère et de tristesse.

Les jours ont passé. J’ai tenté de reprendre le contrôle : j’ai téléchargé une application pour compter les calories, je me suis inscrite à un cours d’aquagym avec des mamans du quartier. Mais chaque effort semblait vain. François ne disait rien, mais son silence était plus lourd que ses mots.

Un soir, alors que je pliais le linge dans le salon, il est entré sans frapper.
— On ne va pas continuer comme ça longtemps…
— Comme quoi ?
— Comme deux étrangers sous le même toit.

J’ai senti mes mains trembler. J’ai posé le t-shirt de Camille sur la pile.
— Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que je ne vois pas ce que je suis devenue ?

Il a haussé les épaules.
— Je veux juste qu’on soit heureux. Qu’on retrouve ce qu’on avait avant.

Avant… Avant les enfants, avant les nuits blanches, avant que mon corps ne devienne un champ de bataille. J’ai éclaté :
— Tu crois que c’est si simple ? Que je peux effacer tout ça d’un coup de baguette magique ?

Il a baissé les yeux. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai vu une faille dans son assurance.
— Je ne sais pas comment t’aider…

J’ai eu envie de hurler : « Aime-moi comme je suis ! » Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.

Les semaines suivantes ont été un enchaînement de disputes silencieuses et de gestes mécaniques. Les enfants ont commencé à sentir la tension : Camille s’est remise à faire pipi au lit, Hugo pleurait dès que je quittais la pièce. J’ai culpabilisé. Je me suis demandé si tout était de ma faute.

Un dimanche matin, alors que François emmenait les enfants au parc, je me suis retrouvée seule dans l’appartement. J’ai ouvert l’armoire et sorti une vieille robe bleue — celle que je portais lors de notre premier été ensemble à La Rochelle. Elle ne m’allait plus. J’ai fondu en larmes devant le miroir.

C’est là que j’ai compris : je ne pouvais pas continuer à me haïr pour un corps qui avait donné la vie à mes enfants. Ni accepter qu’on me juge pour ça.

Quand François est rentré, je l’attendais dans la cuisine.
— Il faut qu’on parle.
Il a hoché la tête.
— Je t’écoute.

J’ai vidé mon sac :
— Je ne suis pas celle que j’étais il y a dix ans. Et toi non plus. Mais si tu ne peux pas m’aimer comme je suis aujourd’hui… alors il faut qu’on arrête de se mentir.

Il a eu un long silence. Puis il a murmuré :
— Je t’aime encore… mais j’ai peur qu’on se perde.

Je n’ai pas su quoi répondre. Peut-être étions-nous déjà perdus ?

Depuis ce jour-là, nous avons commencé une thérapie de couple. Ce n’est pas facile. Parfois j’ai envie de tout envoyer valser ; parfois je retrouve un peu d’espoir dans un sourire ou un geste tendre. Mais je sais une chose : je ne veux plus jamais avoir honte de qui je suis.

Est-ce qu’on peut vraiment se retrouver après s’être tant éloignés ? Est-ce qu’on peut réapprendre à s’aimer quand tout semble brisé ?