Combien coûte l’amour ?

— Tu as encore acheté du fromage à la coupe ? Tu sais bien que c’est plus cher, Nathalie…

La voix de Michel résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre le sac de courses contre moi, le plastique crisse sous mes doigts. Mon cœur bat trop vite. J’ai envie de lui répondre, de lui dire que je fais attention à chaque centime, que je compare les prix, que je me prive parfois d’un petit plaisir pour qu’il ne manque de rien. Mais je ravale mes mots, comme d’habitude.

Je pose les sacs sur la table. Il y a des yaourts pour lui, du pain frais, ses biscuits préférés. Je me demande s’il remarque seulement que je n’ai rien pris pour moi cette fois. Il ne regarde même pas. Il fouille dans les sacs, sort les produits un à un, vérifie les étiquettes.

— Tu exagères, Michel. Tu crois que tout ça, ça se paie comment ? Je fais ce que je peux.

Il lève les yeux vers moi, surpris par mon ton. D’habitude, je me tais. D’habitude, j’encaisse.

— Je ne comprends pas pourquoi tu dépenses autant. On pourrait économiser si tu faisais plus attention.

Je sens la colère monter. Deux ans que je gère tout : les courses, le ménage, les factures, même ses rendez-vous chez le médecin. Deux ans que je note chaque dépense dans un carnet, que je compare les promotions, que je me prive de sorties avec mes amies parce qu’il faut « faire attention ».

Je me souviens du début. Il était attentionné, Michel. Il m’invitait au cinéma, au restaurant. Il disait qu’on ferait tout à deux. Mais très vite, c’est moi qui ai pris le relais. Lui travaille beaucoup, il rentre tard. Il dit qu’il est fatigué, qu’il n’a pas le temps de penser à ça. Alors j’ai pris sur moi.

Un soir, j’ai voulu lui parler. J’avais préparé un tableau avec nos dépenses, nos revenus. J’avais tout noté : l’électricité, l’eau, la nourriture, même les croquettes pour le chat. Il a regardé le tableau à peine une seconde.

— Tu te prends trop la tête, Nathalie. On n’est pas à cinq euros près.

Mais cinq euros par-ci, dix euros par-là… À la fin du mois, il ne reste rien sur mon compte. Lui ne s’en rend pas compte. Son salaire tombe chaque mois, il paie le loyer et pense avoir fait sa part.

Un dimanche matin, alors que je pliais le linge dans le salon, ma mère m’a appelée.

— Tu as l’air fatiguée, ma chérie. Tu travailles trop ?

J’ai failli pleurer. Je n’ai rien dit. Comment expliquer à ma mère que je me sens seule dans mon propre appartement ? Que j’ai l’impression d’être une boniche plus qu’une compagne ?

Le soir même, j’ai tenté une dernière fois d’en parler à Michel.

— Tu sais, j’aimerais qu’on partage un peu plus les tâches… et les dépenses aussi.

Il a soupiré.

— Tu veux qu’on fasse des comptes comme des étrangers ? On est une équipe, non ?

Une équipe… Mais dans quelle équipe un seul joueur fait tout le travail ?

Les semaines passent et rien ne change. Je deviens irritable. Un jour, en rangeant ses chemises, je trouve un ticket de caisse dans sa poche : 60 euros pour un déjeuner avec ses collègues. Il ne se prive pas quand il s’agit de lui.

Le soir venu, je pose le ticket devant lui.

— Tu as dépensé 60 euros pour un déjeuner…

Il hausse les épaules.

— C’est pour le boulot. Ce n’est pas pareil.

Pas pareil… Je sens une boule dans ma gorge.

Un samedi matin, alors que je faisais la queue à la boulangerie du quartier – celle où tout le monde se connaît –, Madame Dupuis me lance :

— Toujours toute seule pour les courses ? Ton Michel ne t’aide jamais ?

Je souris faiblement. Tout le monde voit ce que moi-même j’essaie de cacher.

Le soir même, j’explose.

— Michel, tu ne vois donc rien ? Tu crois que la vie ici se fait toute seule ? Que l’argent tombe du ciel ? Que c’est normal que je fasse tout pendant que tu vis ta vie comme si de rien n’était ?

Il me regarde sans comprendre.

— Mais enfin Nathalie… Je travaille dur pour nous deux !

— Et moi alors ? Tu crois que gérer la maison ce n’est pas du travail ? Tu crois que c’est facile de compter chaque euro pendant que toi tu dépenses sans compter ?

Il se tait enfin. Un silence lourd s’installe entre nous.

Cette nuit-là, je dors mal. Je me tourne et me retourne en pensant à tout ce que j’ai sacrifié pour cette relation. Mes amis que je vois moins souvent parce qu’il faut économiser. Mes rêves de voyage repoussés à plus tard. Ma dignité qui s’effrite à chaque remarque sur mes « dépenses inutiles ».

Le lendemain matin, je prends une décision. Je prépare un café pour deux et m’assois en face de lui.

— Michel, il faut qu’on parle sérieusement. Je ne peux plus continuer comme ça. Si tu ne veux pas voir ce que je fais pour nous… alors peut-être qu’il vaut mieux arrêter là.

Il blêmit. Pour la première fois depuis longtemps, il semble réaliser ce qui se passe.

— Nathalie… Je… Je suis désolé. Je ne voulais pas te faire de mal.

Je baisse les yeux.

— Ce n’est pas une question de vouloir ou non… C’est une question de respect.

Je ne sais pas ce qui va se passer maintenant. Peut-être qu’il changera. Peut-être pas. Mais au moins j’aurai dit ce que j’avais sur le cœur.

Est-ce qu’on peut aimer quelqu’un sans jamais se sentir reconnue ? Est-ce que l’amour suffit quand on porte tout sur ses épaules ?