Après soixante ans, j’ai apprivoisé la solitude… jusqu’à ce que Pierrick réapparaisse au détour d’un arrêt de bus

— Vous lisez toujours Modiano, ou vous êtes passée à Annie Ernaux ?

La voix, douce mais légèrement moqueuse, fendit le silence du matin. Je sursautai, serrant plus fort mon sac sur mes genoux. Depuis la mort de mon mari, j’avais pris l’habitude de venir tôt à l’arrêt de bus, m’asseoir sur le banc froid et observer les passants. C’était devenu mon rituel, ma façon de me rappeler que la vie continuait autour de moi, même si la mienne semblait figée dans une routine grise.

Je me tournai, prête à répondre sèchement — qui ose interpeller une femme seule de cette façon ? — mais mon regard tomba sur un visage que je n’avais pas vu depuis quarante ans. Les rides avaient creusé ses joues, ses cheveux étaient devenus argentés, mais c’était bien lui. Pierrick. Mon Pierrick d’autrefois.

— Pierrick ?

Il sourit, un peu gêné, comme s’il n’était pas sûr d’être le bienvenu. Je sentis mon cœur s’accélérer, une chaleur étrange envahir ma poitrine. Des souvenirs me revinrent en rafale : nos promenades sur les quais de la Loire à Tours, nos disputes passionnées sur Camus et Sartre, la lettre qu’il ne m’avait jamais envoyée…

— Je passais par là… Je t’ai reconnue tout de suite. Tu n’as pas changé, Madeleine.

Je ris nerveusement. — Tu mens. J’ai pris vingt kilos et mes cheveux sont blancs.

Il haussa les épaules. — Tu es toujours la même pour moi.

Un silence gênant s’installa. Le bus arriva, mais aucun de nous ne bougea. Je sentais le regard des autres usagers sur nous, curieux ou indifférents. J’avais envie de fuir, de rentrer chez moi et d’oublier cette rencontre improbable. Mais quelque chose me retenait.

— Tu veux marcher un peu ? proposa-t-il timidement.

J’acquiesçai sans réfléchir. Nous avons longé la rue Nationale en silence, puis il s’arrêta devant la librairie où nous avions l’habitude d’aller ensemble.

— Tu te souviens ? demanda-t-il.

Je hochai la tête. Bien sûr que je me souvenais. C’est ici qu’il m’avait offert mon premier exemplaire de « La Place » d’Annie Ernaux. C’est ici aussi qu’il m’avait annoncé qu’il partait à Paris pour « vivre sa vie ».

— Pourquoi es-tu revenu ?

Il hésita, chercha ses mots. — Ma femme est morte il y a deux ans. Mes enfants vivent loin… Et toi ?

Je baissai les yeux. — Veuve depuis cinq ans. Ma fille ne vient plus beaucoup. Elle dit que je suis trop négative.

Il eut un sourire triste. — On se ressemble toujours autant.

Nous sommes entrés dans la librairie, comme deux fantômes revenus hanter leur passé. Je touchais distraitement les couvertures des romans, cherchant un refuge dans les mots familiers. Pierrick s’approcha et me tendit un livre d’Olga Tokarczuk.

— Tu te souviens comme tu défendais ses livres contre tous ?

Je souris malgré moi. — Oui… Mais aujourd’hui, je lis moins. J’ai l’impression que plus rien ne peut me surprendre.

Il posa sa main sur la mienne. — Peut-être que si.

Je retirai ma main brusquement, gênée par ce contact inattendu. Je sentais monter en moi une colère sourde : pourquoi revenait-il maintenant ? Pourquoi réveiller tout ce que j’avais mis tant d’années à enfouir ?

— Tu n’as pas le droit… Tu comprends ? J’ai mis toute ma vie à t’oublier.

Il baissa la tête, honteux. — Je sais. Mais je n’ai jamais cessé de penser à toi.

Je sortis précipitamment de la librairie, le cœur battant à tout rompre. Il me suivit en silence jusqu’au pont Wilson. Là, je m’arrêtai net.

— Qu’est-ce que tu veux, Pierrick ? Qu’on recommence comme avant ? On n’a plus vingt ans !

Il me regarda droit dans les yeux. — Non… Mais peut-être qu’on pourrait essayer d’être heureux, au moins un peu… ensemble.

Je sentis mes défenses s’effondrer. Toute ma vie, j’avais fui les émotions trop fortes, préférant la sécurité de la solitude à la douleur des déceptions. Mais ce matin-là, sur ce pont où nous avions tant marché autrefois, j’ai compris que j’avais encore le droit d’espérer.

Nous avons marché longtemps sans parler, puis il m’a raccompagnée chez moi. Devant ma porte, il s’est arrêté.

— Madeleine… Si tu veux qu’on se revoie, tu sais où me trouver.

Il est parti sans se retourner. Je suis restée là un long moment, la main sur la poignée de la porte, incapable d’entrer ou de fuir.

Le soir venu, ma fille m’a appelée.

— Maman, tu vas bien ? Tu as l’air ailleurs.

J’ai hésité avant de répondre.

— Je crois… Je crois que quelque chose vient de changer dans ma vie.

Elle a ri doucement. — Il était temps !

En raccrochant, je me suis assise dans mon fauteuil préféré avec le livre que Pierrick m’avait offert il y a si longtemps. Pour la première fois depuis des années, j’ai eu envie de lire à nouveau… et peut-être même d’aimer.

Est-ce qu’on a vraiment le droit à une seconde chance après soixante ans ? Ou bien est-ce seulement une illusion pour ne pas sombrer dans l’oubli ? Qu’en pensez-vous ?