Un appel inattendu – L’ombre d’une amitié perdue
— Allô ? Qui est-ce ?
Ma voix tremble, encore engourdie par le sommeil. Dehors, la pluie martèle les volets de la vieille maison familiale à Angers. Je n’attends aucun appel, surtout pas à cette heure où tout semble suspendu. Mais la voix à l’autre bout du fil est inconnue, rauque, presque étranglée par l’émotion.
— C’est… c’est Aliz. Aliz Fournier.
Le temps s’arrête. Aliz. Ce prénom que j’ai banni de ma mémoire depuis vingt ans. Mon cœur s’emballe, mes mains deviennent moites. Comment a-t-elle retrouvé mon numéro ? Pourquoi maintenant ?
— Je… Je ne comprends pas… balbutié-je.
— Il faut que tu viennes. S’il te plaît, Camille. Je n’ai plus beaucoup de temps.
Sa voix se brise. Un silence lourd s’installe, seulement troublé par le tic-tac de l’horloge du salon. Je sens une vieille douleur remonter, celle que j’ai tenté d’étouffer sous des couches de routine et de silence familial. Aliz, mon amie d’enfance, ma sœur de cœur, disparue du jour au lendemain après ce fameux été 2004. Depuis, plus rien. Pas une lettre, pas un message.
Je raccroche sans répondre. Mes jambes flanchent et je m’effondre sur le canapé, le regard perdu dans le vide. Ma mère entre dans la pièce, essuyant ses mains sur son tablier.
— Qui c’était ?
Je secoue la tête.
— Personne…
Mais elle me fixe longuement, comme si elle devinait que quelque chose venait de se fissurer en moi.
Le soir même, je prends ma voiture direction Nantes, là où Aliz est hospitalisée. Le trajet se fait sous une pluie battante, chaque goutte résonnant comme un reproche sur le pare-brise. Je repense à notre enfance : les cabanes dans les bois, les secrets murmurés sous la couette, les rires étouffés pour ne pas réveiller mes parents. Et puis ce jour où tout a basculé.
À l’hôpital, l’odeur âcre des désinfectants me prend à la gorge. Je marche dans les couloirs blancs, le cœur serré. La chambre d’Aliz est au bout du couloir. J’hésite avant d’entrer.
— Camille…
Sa voix est faible mais son sourire éclaire son visage émacié. Elle tend la main vers moi et je m’approche, maladroite.
— Pourquoi tu m’as appelée ?
Elle ferme les yeux un instant, comme pour rassembler ses forces.
— Parce que j’ai menti. Parce que tu mérites de savoir.
Je sens la colère monter en moi.
— Savoir quoi ? Que tu m’as laissée tomber sans un mot ? Que tu as disparu alors qu’on avait tout partagé ?
Elle détourne le regard vers la fenêtre où la pluie continue de tomber.
— Ce n’était pas si simple…
Un silence pesant s’installe. Elle reprend :
— Ce jour-là… chez toi… Tu te souviens ?
Je ferme les yeux. Bien sûr que je me souviens. Mon père qui rentre plus tôt que prévu, sa colère froide en découvrant nos affaires éparpillées dans le salon. Les cris, les reproches. Et puis Aliz qui s’enfuit en courant, sans se retourner.
— Ce que tu ne sais pas… c’est qu’il m’a suivie dehors. Il m’a dit des choses… Il m’a menacée si je revenais te voir.
Je sens mon sang se glacer.
— Mon père ? Non… Ce n’est pas possible…
Elle hoche la tête, les larmes aux yeux.
— Il m’a dit que tu serais mieux sans moi. Que je n’étais qu’une mauvaise influence. J’avais peur pour toi… alors je suis partie.
Je tombe sur une chaise, anéantie. Toutes ces années à lui en vouloir… alors que c’est mon propre père qui a brisé notre amitié.
— Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
— J’ai essayé… J’ai écrit des lettres que je n’ai jamais envoyées. J’avais honte…
Je sens la colère se transformer en tristesse profonde. Mon père est mort il y a cinq ans, emportant avec lui ses secrets et ses silences coupables.
Aliz me serre la main.
— Je voulais que tu saches avant qu’il ne soit trop tard… Je t’ai toujours aimée comme une sœur.
Les larmes coulent sur mes joues sans que je puisse les retenir. Je réalise tout ce que j’ai perdu à cause du silence et de la peur : une amie précieuse, une part de moi-même.
Je reste auprès d’elle jusqu’à la nuit tombée. Nous parlons longtemps, tentant de recoller les morceaux du passé. Avant de partir, elle me murmure :
— Pardonne-lui… et pardonne-toi aussi.
Sur le chemin du retour, je repense à tout ce que cette révélation implique. Comment affronter ma mère ? Dois-je lui parler de ce que mon père a fait ? Comment vivre avec ce poids nouveau sur mes épaules ?
En rentrant chez moi, je retrouve ma mère assise dans la cuisine, le regard perdu dans sa tasse de thé.
— Tu veux m’en parler ? demande-t-elle doucement.
Je m’assois en face d’elle et prends une profonde inspiration.
— Maman… Est-ce que tu savais ce que papa a fait à Aliz ?
Elle baisse les yeux et je comprends qu’elle savait, au moins en partie. Un long silence s’installe entre nous, fait de regrets et de non-dits.
Aujourd’hui encore, je me demande : combien de vies sont brisées par des secrets qu’on croit protéger ? Est-il vraiment possible de pardonner quand on découvre que ceux qu’on aime ont causé tant de souffrance ?