Quand l’amour devient une question de comptes : Mon mariage à l’épreuve du temps
« Tu as encore dépassé le budget des courses, Claire. »
La voix de Paul résonne dans la cuisine, froide et tranchante comme un couteau. Je serre la poignée du sac de pommes, les jointures blanches, le cœur battant trop fort. Dix ans. Dix ans que nous partageons cette maison à Lyon, dix ans que je croyais bâtir une vie sur la tendresse et la confiance. Mais ce soir, comme tant d’autres soirs, je me sens jugée, pesée, comptée.
Je me retourne, les yeux embués. « Ce n’est pas la question, Paul. On avait besoin de fruits, et les enfants— »
Il me coupe, implacable : « Les enfants n’ont pas besoin de fraises en février. Tu ne comprends donc pas que tout coûte ? »
Je baisse la tête. Je me souviens du Paul d’avant, celui qui m’emmenait pique-niquer sur les quais du Rhône, qui riait quand je renversais du vin sur la nappe. Où est-il passé ?
Le bruit des couverts dans l’évier me ramène à la réalité. Je range les courses en silence. Dans le salon, Lucie, huit ans, fait ses devoirs. Elle lève les yeux vers moi, inquiète. Je lui souris faiblement. Je ne veux pas qu’elle voie la fissure qui s’élargit chaque jour entre son père et moi.
La nuit tombe sur notre appartement du 7ème arrondissement. Paul s’enferme dans son bureau, comme chaque soir. Je reste seule avec mes pensées, assise à la table, le regard perdu sur la facture d’électricité. Tout est devenu calcul : les courses, les sorties, même les cadeaux d’anniversaire. Il y a deux semaines, il a refusé que j’achète un livre à Lucie. « Elle peut l’emprunter à la bibliothèque », a-t-il dit, sans voir la déception dans ses yeux.
Je repense à notre rencontre. J’étais étudiante en lettres, lui jeune ingénieur. Il m’a séduite par sa générosité, sa façon de parler du monde avec passion. Nous n’avions rien, mais nous étions riches de projets. Aujourd’hui, il gagne bien sa vie, mais chaque euro dépensé semble lui coûter une part de lui-même.
Un soir, alors que je prépare le dîner, ma mère m’appelle. Sa voix est douce mais inquiète : « Claire, tu as l’air fatiguée. Ça va avec Paul ? »
Je mens : « Oui, maman, tout va bien. »
Mais elle insiste : « Tu sais, ton père aussi était comme ça, à compter chaque sou. J’ai mis des années à comprendre que ce n’était pas de l’amour, mais de la peur. »
Ses mots me hantent toute la nuit. Est-ce que Paul a peur ? Peur de manquer ? Ou bien a-t-il simplement cessé de m’aimer ?
Le lendemain matin, je tente une conversation. Il lit Le Monde, tasse de café à la main.
« Paul, tu te souviens de nos vacances à Arcachon ? On n’avait pas beaucoup d’argent, mais on riait tout le temps… »
Il ne relève même pas les yeux. « On était jeunes. Maintenant il faut être responsables. »
Je sens la colère monter. « Être responsable, ce n’est pas vivre sans jamais se faire plaisir ! On n’est pas des robots ! »
Il soupire, referme son journal. « Tu ne comprends rien à la réalité. »
Je claque la porte de la cuisine. Dans la salle de bains, je m’effondre en larmes. Je ne reconnais plus ma vie.
Les jours passent, semblables et gris. Je me surprends à envier les couples que je croise dans la rue, main dans la main, riant sous la pluie. Je me demande si je suis la seule à vivre ce genre de solitude à deux.
Un samedi, Lucie rentre de l’école avec un dessin : une famille souriante sous un soleil jaune. Mais il manque quelqu’un sur le dessin : le père. Je lui demande pourquoi.
Elle hausse les épaules : « Papa est toujours dans son bureau. »
Je sens une boule dans ma gorge. Même notre fille ressent l’absence de Paul, son retrait derrière ses chiffres et ses comptes.
Je décide d’agir. J’écris une lettre à Paul. Pas un mail, pas un SMS : une vraie lettre, comme au début. Je lui parle de mes peurs, de mon sentiment d’être devenue une simple gestionnaire du foyer, de mon besoin d’amour et de complicité. Je glisse la lettre sous la porte de son bureau.
Le soir venu, il ne dit rien. Mais je vois qu’il a les yeux rougis. Il s’approche, hésite, puis s’assied à côté de moi.
« Claire… Je ne sais plus comment faire. J’ai peur de tout perdre. Mon travail est incertain, la boîte va mal… Je voulais te protéger, mais je t’ai enfermée. »
Je prends sa main. Pour la première fois depuis des mois, je sens une chaleur fragile renaître.
« On peut tout perdre, Paul. Mais si on se perd l’un l’autre, alors tout ça n’aura servi à rien. »
Il pleure. Moi aussi. On reste là, enlacés, longtemps.
Rien n’est réglé. Mais ce soir-là, j’ai compris que derrière les comptes, il y avait la peur. Derrière la peur, peut-être encore un peu d’amour.
Est-ce que l’amour peut survivre à la peur et à la routine ? Ou bien sommes-nous condamnés à devenir des étrangers sous le même toit ? Qu’en pensez-vous ?