Personne ne peut me briser sans mon accord : l’histoire de Claire
— Tu n’es bonne à rien, Claire !
La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée du tiroir, mes ongles s’enfoncent dans ma paume. J’ai douze ans, et ce matin-là, je suis en retard pour le collège. Mon père, assis à la table, ne lève même pas les yeux de son journal. Il laisse couler, comme toujours. Je voudrais hurler, mais je ravale mes larmes. Je prends mon sac et je claque la porte.
Dans la cour du collège Jean-Moulin, les regards me suivent. Je sais ce qu’ils murmurent : « Claire la coincée », « Claire la transparente ». Camille et ses amies rient fort en passant près de moi. Elles m’encerclent.
— T’as vu ta tête ? On dirait que t’as dormi dans une poubelle !
Je baisse les yeux. Je voudrais disparaître. Je sens mon cœur battre trop vite, mes joues brûlent. Je me répète en silence : « Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai… » Mais au fond, je commence à y croire.
À la maison, c’est pareil. Ma mère me reproche tout : mes notes, mes vêtements, mon silence. Mon père s’enferme dans son bureau, il ne veut pas de conflits. J’ai l’impression d’être invisible ou, pire, un poids dont personne ne veut. Le soir, je m’enferme dans ma chambre et j’écoute la radio très fort pour couvrir les disputes qui montent du salon.
Un jour, en cours de français, Madame Lefèvre nous parle d’une citation : « Nul ne peut vous faire sentir inférieur sans votre consentement. » Elle explique que c’est Eleanor Roosevelt qui l’a dite, mais elle ajoute :
— Cette phrase est universelle. Elle s’adresse à chacun de vous.
Je sens un frisson me parcourir. Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que je laisse les autres décider de ma valeur ?
Le lendemain, Camille m’attend devant le portail.
— Alors, t’as compris la leçon ?
Je serre les dents. Quelque chose a changé en moi. Je la regarde droit dans les yeux.
— Tu peux dire ce que tu veux. Ça ne change rien à ce que je suis.
Elle éclate de rire, mais cette fois, je ne baisse pas les yeux. Je passe devant elle sans trembler. Mon cœur bat la chamade, mais je sens une force nouvelle grandir en moi.
À la maison, le climat ne s’améliore pas. Ma mère me reproche d’être insolente maintenant.
— Tu crois que tu vaux mieux que nous ?
Je voudrais lui dire que non, que je veux juste qu’on m’écoute, qu’on me voie. Mais les mots restent coincés dans ma gorge. Un soir, après une dispute particulièrement violente, je sors marcher dans la rue déserte de notre petite ville du Loiret. Les lampadaires diffusent une lumière jaune sur le bitume mouillé. Je m’arrête devant la vitrine d’une librairie fermée et je regarde mon reflet.
Qui suis-je ? Une fille sans importance ou quelqu’un qui mérite d’exister ?
Je repense à Madame Lefèvre et à cette phrase qui tourne dans ma tête comme une ritournelle : « Nul ne peut vous faire sentir inférieur sans votre consentement. »
Les semaines passent. Au collège, je commence à répondre en classe. Je propose des idées lors des exposés. Certains rient encore, mais d’autres m’écoutent enfin. Un jour, Camille tente une dernière pique :
— Tu te prends pour qui maintenant ?
Je souris.
— Pour moi-même.
Elle détourne les yeux et s’éloigne.
À la maison, le dialogue reste difficile. Ma mère ne comprend pas mon changement. Elle crie plus fort, parfois elle pleure. Mon père finit par intervenir un soir où elle me traite de « ratée » devant lui.
— Ça suffit, Sylvie ! Laisse-la tranquille.
C’est la première fois qu’il prend ma défense. Un silence lourd tombe sur la pièce. Je sens les larmes monter mais cette fois ce sont des larmes de soulagement.
Je grandis avec cette phrase comme une armure invisible. Au lycée, je choisis la filière littéraire malgré les moqueries de certains qui disent que « ça ne mène à rien ». Je m’engage dans le journal du lycée, j’écris sur le harcèlement scolaire et sur le droit d’être soi-même.
Un jour, lors d’une réunion parents-profs, Madame Lefèvre dit à ma mère :
— Votre fille a beaucoup changé. Elle a trouvé sa voix.
Ma mère ne répond rien mais je vois une lueur d’inquiétude dans ses yeux. Peut-être a-t-elle peur de me perdre ou simplement peur de ce qu’elle n’a jamais osé être elle-même.
Aujourd’hui j’ai vingt ans et j’étudie à Paris. J’habite un petit studio sous les toits du 11ème arrondissement. Parfois la solitude me pèse mais je repense à tout ce chemin parcouru. J’appelle mon père de temps en temps ; il me dit qu’il est fier de moi. Ma mère m’écrit rarement mais ses messages sont moins durs qu’avant.
Je croise souvent des jeunes filles dans le métro qui baissent les yeux quand on leur parle mal ou qu’on les bouscule. J’aimerais leur dire : « Personne ne peut te briser sans ton accord. » Mais je sais que c’est un chemin qu’on doit faire soi-même.
Est-ce que vous aussi vous avez déjà laissé quelqu’un décider de votre valeur ? À quel moment avez-vous décidé de reprendre le contrôle ?