Ma famille attend ma mort pour hériter de ma maison : mais j’ai tout prévu

« Tu sais, Françoise, tu pourrais penser à faire ton testament… »

La voix de ma sœur, Monique, résonne encore dans ma tête. Elle n’a pas pris la peine de cacher son impatience. Nous étions assises dans ma cuisine, la lumière grise d’un après-midi d’hiver filtrant à travers les rideaux jaunis. Elle touillait son café nerveusement, les yeux fixés sur le carrelage, comme si elle cherchait à éviter mon regard. J’ai senti mon cœur se serrer, une fois de plus.

À 62 ans, je vis seule dans cette maison de banlieue que j’ai achetée il y a trente ans avec mon défunt mari, Gérard. Depuis sa mort, il y a huit ans, je n’ai reçu que des visites intéressées. Mes deux neveux, Luc et Camille, passent me voir à Noël ou à Pâques, toujours avec un sourire forcé et des questions sur « l’entretien de la maison », « les papiers », ou « si je me sens encore capable de vivre seule ». Ma sœur Monique, elle, vient plus souvent, mais jamais sans une allusion à l’avenir : « Tu sais, Françoise, ce serait dommage que tout ça parte à l’État… »

Ils pensent tous que je ne vois rien. Que je suis devenue une vieille femme naïve, fragile, prête à céder devant la moindre pression. Mais ils se trompent. Je les ai vus changer au fil des années, leur affection se muer en avidité silencieuse. Je me souviens encore du jour où j’ai surpris Luc en train de fouiller dans mon bureau sous prétexte de chercher un stylo. Ou de Camille qui m’a demandé innocemment si j’avais déjà réfléchi à « ce que je voulais laisser derrière moi ».

Un soir d’automne, alors que la pluie battait contre les vitres et que la solitude me pesait plus que jamais, j’ai pris une décision. J’ai appelé Maître Lefèvre, mon notaire. Nous avons passé deux heures à discuter dans son bureau feutré du centre-ville. Je lui ai tout raconté : la distance grandissante avec ma famille, leur obsession pour mon héritage, mon sentiment d’être devenue un simple bien immobilier à leurs yeux.

« Vous avez parfaitement le droit de disposer de vos biens comme vous l’entendez, madame Dumas », m’a-t-il dit en me regardant droit dans les yeux.

J’ai alors rédigé un testament qui allait tout changer. Ma maison ne reviendrait pas à ma famille. Non. J’ai décidé de la léguer à l’association Les Restos du Cœur, qui m’a tant aidée après la mort de Gérard lorsque je n’arrivais plus à joindre les deux bouts. J’ai aussi prévu une clause : si jamais ma famille contestait ce choix devant la justice, ils n’auraient droit à rien du tout.

Le jour où j’ai signé ces papiers, j’ai ressenti un mélange étrange de tristesse et de soulagement. Tristesse parce que j’aurais aimé que ma famille me voie autrement qu’à travers le prisme de l’argent. Soulagement parce que je reprenais enfin le contrôle de ma vie.

Mais la tension n’a fait qu’augmenter depuis. Monique est devenue plus pressante. Un dimanche midi, alors qu’elle était venue déjeuner avec moi – ou plutôt surveiller l’état de la maison –, elle a lancé :

— Tu sais, Françoise, tu pourrais vendre et aller en résidence senior. Ce serait plus simple pour tout le monde…

J’ai failli éclater de rire devant tant d’hypocrisie. Mais je me suis contentée de répondre calmement :

— Je suis très bien ici. Et puis, tu sais, on ne sait jamais ce que la vie nous réserve.

Elle a haussé les épaules et a changé de sujet, mais je voyais bien qu’elle bouillonnait intérieurement.

Les mois ont passé. Les visites se sont espacées. Luc et Camille ne viennent plus du tout ; ils envoient des SMS polis pour mon anniversaire ou la fête des mères. Monique continue ses allusions à peine voilées lors de ses rares passages :

— Tu sais, Françoise, il faut penser à l’avenir…

Mais moi, je pense au présent. Je profite du jardin que Gérard et moi avons planté ensemble. Je cuisine pour moi seule des plats qui sentent bon l’enfance. Parfois, je ris toute seule en repensant à leurs têtes quand ils découvriront le contenu du testament.

Un matin d’avril, alors que je promenais mon chien dans le parc voisin, j’ai croisé Madame Martin, une voisine âgée qui vit seule elle aussi.

— Vous avez l’air soucieuse, Françoise…

Je lui ai tout raconté. Elle a posé sa main sur la mienne et m’a dit :

— Vous avez raison de penser à vous. On ne doit rien à ceux qui ne nous aiment pas vraiment.

Ses mots m’ont réchauffé le cœur.

Aujourd’hui encore, je me demande comment on en arrive là : comment une famille peut-elle se déchirer pour une maison ? Comment peut-on oublier l’amour au profit de la pierre et du béton ?

Je vis seule mais libre. Et parfois je me demande : vaut-il mieux être seule que mal entourée ? Est-ce que la vengeance guérit vraiment les blessures du cœur ? Qu’en pensez-vous ?