L’inconnu du bois de la colline : une soirée qui a bouleversé ma vie

— Tu n’as pas le droit d’être ici ! criai-je, la voix tremblante, le tuyau d’arrosage encore à la main. L’homme, silhouette sombre découpée sur le ciel orangé du soir, ne bougea pas. Il me fixait, immobile, comme s’il attendait que je fasse le premier pas.

C’était un mardi de juillet, dans notre maison à la lisière du bois de la colline, à deux kilomètres du centre de Clermont-Ferrand. J’avais toujours aimé ce coin tranquille, loin du tumulte de la ville, où le chant des oiseaux couvrait les bruits du monde. Mais ce soir-là, la paix s’est brisée net.

— Je ne veux pas de problèmes, murmura-t-il enfin, d’une voix rauque. Je cherche juste… quelqu’un.

Mon cœur battait à tout rompre. J’ai pensé à mes enfants, Léa et Paul, qui jouaient dans le salon. À ma mère, Monique, qui préparait le dîner dans la cuisine. Je me suis avancée d’un pas, tentant de masquer ma peur derrière une colère feinte.

— Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous voulez ?

Il hésita, puis sortit une vieille photo froissée de sa poche. Il me la tendit sans un mot. Sur l’image en noir et blanc, je reconnus immédiatement le visage de mon père, Henri, disparu depuis vingt ans. À ses côtés, un jeune homme que je n’avais jamais vu.

— C’est lui que je cherche. Henri Dubois. On m’a dit qu’il vivait ici autrefois.

Je sentis mes jambes fléchir. Mon père… Ce nom que l’on n’évoquait plus jamais à la maison. Ce père qui était parti un matin sans laisser d’adresse, laissant derrière lui un vide immense et des questions sans réponse. Ma mère avait toujours refusé d’en parler. « Il a fait ses choix », disait-elle d’un ton sec chaque fois que j’abordais le sujet.

— Il n’est plus là, répondis-je d’une voix blanche. Il est parti il y a longtemps.

L’homme baissa les yeux. Un silence lourd s’installa. J’entendais au loin les rires étouffés de Léa et Paul, inconscients du drame qui se jouait dehors.

— Je m’appelle Lucien, dit-il enfin. Henri était mon frère.

Le choc me coupa le souffle. Un oncle ? Jamais ma mère n’avait mentionné l’existence d’un frère d’Henri. Pourquoi ce secret ? Pourquoi ce silence ?

— Je… Je ne savais pas qu’il avait un frère.

Lucien esquissa un sourire triste.

— Il y a beaucoup de choses que tu ignores sur ta famille, Camille.

Il connaissait mon prénom. Je me sentis soudain envahie par une colère sourde : contre cet homme qui débarquait sans prévenir, contre ma mère qui m’avait menti toute ma vie, contre ce père fantôme dont l’absence avait tout empoisonné.

— Pourquoi maintenant ? Pourquoi venir après tout ce temps ?

Lucien soupira et s’assit sur le vieux banc en pierre près du cerisier.

— J’ai cherché Henri pendant des années. J’ai appris récemment qu’il avait eu des ennuis… qu’il s’était enfui pour protéger sa famille. Mais je ne sais pas de quoi ni de qui. Je pensais que tu pourrais m’aider à comprendre.

Je restai debout, figée entre la peur et la curiosité. Devais-je le faire entrer ? Devais-je prévenir ma mère ?

Soudain, la porte-fenêtre s’ouvrit derrière moi. Ma mère apparut sur le seuil, son tablier taché de sauce tomate.

— Camille ? Tout va bien ?

Elle aperçut Lucien et blêmit instantanément.

— Lucien… murmura-t-elle, la voix étranglée.

Le silence tomba comme une chape de plomb. Léa et Paul accoururent, attirés par l’agitation.

— Mamie ? Qui c’est le monsieur ?

Ma mère posa une main tremblante sur mon épaule.

— Rentrez à l’intérieur, les enfants.

Ils obéirent sans protester, sentant la tension dans l’air.

Lucien se leva lentement.

— Monique… Je ne veux pas remuer le passé. Mais j’ai besoin de savoir pourquoi Henri a disparu.

Ma mère détourna les yeux, les larmes aux paupières.

— Tu ne comprends pas… Il fallait protéger Camille. Protéger tout le monde.

Je me tournai vers elle, la gorge serrée par l’émotion.

— Maman… Qu’est-ce que tu me caches depuis toutes ces années ?

Elle s’effondra sur le banc, secouée de sanglots silencieux. Lucien s’approcha doucement et posa une main sur son épaule.

— Dis-lui la vérité, Monique. Elle a le droit de savoir.

Ma mère releva la tête vers moi, ses yeux rougis par les larmes.

— Ton père n’est pas parti par lâcheté… Il a été menacé par des gens dangereux à cause d’une histoire d’argent sale dans son entreprise. Il a préféré disparaître plutôt que de risquer nos vies. J’ai gardé le secret pour te protéger…

Je sentis mes jambes céder et m’assis à côté d’elle. Tant d’années à haïr un homme pour son absence… Tant d’années à vivre dans le mensonge pour me protéger d’un danger invisible.

Lucien soupira tristement.

— J’aurais voulu pouvoir l’aider…

Un long silence suivit. Puis ma mère se tourna vers moi :

— Je suis désolée, Camille… J’ai cru bien faire.

Je pris sa main dans la mienne, bouleversée par ce flot de révélations tardives.

La nuit tomba sur le jardin tandis que nous restions là, trois âmes perdues entre passé et présent, tentant de recoller les morceaux d’une histoire familiale brisée par la peur et le silence.

Aujourd’hui encore, je me demande : aurais-je eu la force de pardonner plus tôt si j’avais su la vérité ? Et vous… jusqu’où iriez-vous pour protéger ceux que vous aimez ?