L’homme qui changeait de chaussettes cinq fois par jour
— Tu vas encore changer de chaussettes, Sébastien ?
Ma voix tremblait, oscillant entre la lassitude et la colère. Il s’arrêta net, une chaussette propre à la main, l’autre pied nu sur le carrelage froid de notre cuisine. Il ne répondit pas tout de suite. Il ne répondait plus vraiment depuis des mois.
— C’est important pour moi, murmura-t-il finalement, sans me regarder.
Je le fixais, désemparée. Comment en étions-nous arrivés là ? Il y a dix ans, j’étais tombée amoureuse de son sourire timide, de sa façon de me faire rire même les jours de pluie à Lyon. Nous avions acheté ce petit appartement à Villeurbanne, rêvant d’une vie simple, pleine de complicité. Mais aujourd’hui, tout semblait s’être dissous dans la routine et les silences pesants.
Le matin même, j’avais retrouvé une pile de chaussettes sales dans la salle de bains. Cinq paires, soigneusement roulées. Cinq changements en une seule journée. Je me souvenais du temps où cela m’amusait : « Tu es sûr que tu n’es pas un peu maniaque ? » plaisantais-je alors. Mais ce qui était une excentricité charmante était devenu un mur entre nous.
— Tu sais, Nicole, ce n’est pas contre toi…
Il s’était assis en face de moi, les yeux baissés. J’ai senti la colère monter :
— Mais alors c’est contre qui ? Tu passes ta vie à te laver les mains, à changer de vêtements… On dirait que tu veux effacer toute trace de vie dans cette maison !
Il a serré les poings. J’ai vu ses lèvres trembler. Un silence lourd s’est installé. Au loin, on entendait les enfants du voisin jouer dans la cour.
— Je ne peux pas faire autrement, a-t-il fini par dire. C’est plus fort que moi.
J’ai éclaté :
— Et moi alors ? Je fais quoi, moi ? Je vis avec un fantôme qui passe son temps à fuir !
Il s’est levé brusquement, sa chaise raclant le sol. J’ai cru qu’il allait partir, mais il est resté là, debout, comme un animal traqué.
— Tu ne comprends pas…
Non, je ne comprenais pas. Ou plutôt, je ne voulais plus comprendre. J’étais fatiguée d’essayer. Fatiguée de faire semblant que tout allait bien devant nos amis lors des dîners du samedi soir. Fatiguée d’inventer des excuses à ma mère quand elle me demandait pourquoi Sébastien ne venait plus aux repas familiaux.
Le soir venu, j’ai appelé ma sœur, Claire.
— Il recommence…
Elle a soupiré à l’autre bout du fil :
— Tu devrais lui parler sérieusement. Peut-être qu’il a besoin d’aide.
Mais comment aider quelqu’un qui refuse d’admettre qu’il va mal ? Sébastien n’avait jamais voulu consulter. « Ce n’est rien », répétait-il. « Juste une habitude. » Mais je savais que c’était plus profond. Depuis la mort soudaine de son père il y a trois ans, il s’était refermé sur lui-même. Les chaussettes étaient devenues un rituel rassurant, une façon d’exercer un contrôle sur un monde qui lui échappait.
Un soir d’automne, alors que la pluie battait contre les vitres, j’ai craqué.
— Je ne peux plus continuer comme ça, Sébastien. On ne se parle plus. On ne se touche plus. Même nos disputes sont devenues silencieuses.
Il m’a regardée pour la première fois depuis longtemps. Ses yeux étaient rouges, fatigués.
— Tu crois que je n’en souffre pas ?
J’ai fondu en larmes.
— Alors pourquoi tu ne fais rien ? Pourquoi tu ne me laisses pas t’aider ?
Il a pris ma main dans la sienne — un geste rare — et j’ai senti toute sa détresse passer dans ses doigts glacés.
— J’ai peur… Peur de ce que je pourrais découvrir si je creuse trop loin.
J’ai compris alors que ce n’était pas seulement une histoire de chaussettes ou de propreté maladive. C’était une peur viscérale de perdre pied, de sombrer dans une douleur qu’il n’arrivait pas à nommer.
Les semaines suivantes ont été un mélange d’espoir et de rechutes. Parfois il acceptait d’en parler ; parfois il se murait dans le silence. J’ai proposé qu’on consulte ensemble un psychologue familial. Il a refusé au début, puis a fini par accepter après une nuit blanche où il m’a avoué avoir peur de devenir fou.
La première séance a été éprouvante. Le psy — Madame Lefèvre — nous a écoutés sans juger. Elle a parlé de troubles obsessionnels compulsifs, de traumatismes non résolus. Sébastien a pleuré pour la première fois devant moi depuis des années.
Petit à petit, il a accepté d’essayer des exercices pour lâcher prise : sortir sans changer de chaussettes pendant toute une matinée ; laisser traîner une paire sale dans le panier sans la laver immédiatement. Ce furent des victoires minuscules mais précieuses.
Notre couple n’a jamais retrouvé l’insouciance des débuts. Mais nous avons appris à vivre avec nos failles, à nommer nos peurs au lieu de les cacher sous des couches de coton blanc.
Aujourd’hui encore, il lui arrive de changer ses chaussettes plusieurs fois par jour lors des périodes difficiles. Mais il me regarde désormais avec honnêteté quand il le fait. Et moi, j’essaie de ne plus voir dans ce geste une trahison ou un rejet — juste une manière maladroite d’affronter ses démons.
Parfois je me demande : combien de couples se déchirent pour des détails qui cachent des abîmes ? Et vous, jusqu’où iriez-vous pour comprendre l’autre avant qu’il ne soit trop tard ?