« J’ai toujours cru en notre amitié : jusqu’au jour où j’ai compris que je n’étais qu’un choix de facilité »
— Tu sais, pour moi, c’était juste pratique…
La voix de Camille résonne encore dans ma tête, froide, détachée, comme si elle parlait d’un vieux sac à main oublié au fond d’un placard. Je suis là, debout dans le couloir de son appartement du 11e arrondissement, la main crispée sur la poignée de la porte, le cœur battant à tout rompre. Je viens d’entendre cette phrase, prononcée à son copain Thomas, alors qu’elle me croyait déjà partie. Je n’arrive pas à bouger. Je n’arrive pas à respirer.
Pratique. Juste pratique. Voilà ce que j’étais pour elle.
Je me revois, quinze ans plus tôt, sur les bancs du lycée Voltaire. Camille et moi, inséparables. Les heures passées à refaire le monde dans les cafés du quartier Oberkampf, nos fous rires étouffés en cours de philo, nos rêves de grandes écoles et de voyages. Je croyais que rien ne pourrait jamais nous séparer. Même après le bac, quand elle est partie à Lyon pour ses études et moi restée à Paris, on s’appelait tous les soirs. On se racontait tout : nos histoires d’amour ratées, nos angoisses d’avenir, nos disputes avec nos familles.
Ma mère disait toujours : « Méfie-toi des amitiés trop fusionnelles, elles finissent par brûler. » Mais je n’ai jamais voulu l’écouter. Pour moi, Camille était ma sœur choisie, celle qui me comprenait sans que j’aie besoin de parler.
Et puis la vie adulte est arrivée. Les stages mal payés, les petits boulots dans des agences de communication où l’on se sent invisible, les soirées où l’on rentre trop tard pour cuisiner autre chose que des pâtes au beurre. Mais Camille était là. Toujours là. Ou du moins je le croyais.
Je me souviens d’une nuit d’hiver où mon père a eu son accident de voiture. J’ai appelé Camille en larmes à deux heures du matin. Elle a pris un taxi pour venir me chercher à l’hôpital. Elle m’a serrée contre elle toute la nuit. Ce soir-là, j’ai cru que rien ne pourrait jamais briser ce lien.
Mais aujourd’hui, je comprends que je me suis trompée.
— Tu sais, pour moi, c’était juste pratique…
Je repense à toutes ces fois où elle m’a demandé de garder son chat pendant ses vacances en Corse, de l’aider à déménager alors que j’avais une angine carabinée, de lui prêter de l’argent quand elle avait dépassé son découvert. J’ai toujours dit oui. Parce que c’est ça, l’amitié, non ? Être là quand l’autre a besoin de vous.
Mais moi ? Quand j’ai perdu mon boulot chez Publicis et que je n’arrivais plus à payer mon loyer, Camille était « débordée ». Quand j’ai eu cette crise d’angoisse dans le métro et que je lui ai envoyé un message paniqué, elle m’a répondu trois jours plus tard : « Désolée ma belle, j’étais sous l’eau avec le boulot ».
Je n’ai rien voulu voir. J’ai préféré croire qu’elle était simplement fatiguée, qu’elle avait ses propres problèmes. Mais ce soir, en entendant sa voix si détachée parler de moi comme d’un meuble commode devant Thomas — « Oui, Chloé c’est pratique, elle est toujours dispo quand j’ai besoin d’aide » — tout s’effondre.
Je sors enfin du couloir. Je claque la porte derrière moi sans un mot. Dans la rue déserte, la pluie commence à tomber sur Paris. Je marche sans but jusqu’à la place de la République. Les souvenirs affluent comme une vague glacée.
Chez moi, ma mère m’attend devant la télé allumée sur France 2. Elle voit mon visage défait et comprend tout de suite.
— Encore une histoire avec Camille ?
Je hoche la tête sans pouvoir parler.
— Tu sais ma chérie… parfois il faut accepter que certaines personnes ne nous aiment pas autant qu’on les aime.
Je m’effondre dans ses bras comme une enfant.
Les jours suivants sont flous. Je vais au travail comme un automate. Je croise Camille dans le métro Bastille un matin ; elle me lance un sourire gêné et détourne les yeux. Je sens une colère sourde monter en moi. Pourquoi c’est toujours moi qui dois tout encaisser ? Pourquoi c’est toujours moi qui aime trop ?
Un soir, alors que je rentre chez moi après une journée interminable au bureau, je trouve un message vocal de Camille :
— Chloé… Je crois qu’on devrait parler. Je suis désolée si tu as mal pris ce que tu as entendu…
Je supprime le message sans l’écouter jusqu’au bout.
Les semaines passent. Je me force à sortir avec d’autres amis — Élodie du yoga, Mehdi du boulot — mais rien n’a le goût de nos soirées d’avant. Je me sens vide. Trahie.
Un dimanche matin, je décide d’aller courir au parc des Buttes-Chaumont pour essayer d’oublier tout ça. Le vent froid me fouette le visage mais je cours plus vite, comme si je pouvais fuir ma peine.
Au détour d’une allée, je tombe sur Camille assise sur un banc avec Thomas. Elle me voit et se lève aussitôt.
— Chloé ! Attends…
Je m’arrête malgré moi.
— Je suis désolée pour ce que tu as entendu… Ce n’est pas ce que je voulais dire…
Je la regarde droit dans les yeux.
— Alors dis-moi ce que tu voulais dire.
Elle hésite, baisse les yeux.
— Je crois… Je crois que j’ai pris notre amitié pour acquise. Que tu serais toujours là quoi qu’il arrive… Et parfois j’ai profité de toi sans m’en rendre compte.
Un silence lourd s’installe entre nous.
— Tu sais Camille… J’aurais préféré entendre n’importe quoi plutôt que ça.
Je repars sans me retourner.
Ce soir-là, en rentrant chez moi, je regarde par la fenêtre les lumières de Paris qui scintillent sous la pluie. Je pense à toutes ces années passées à croire en une amitié qui n’existait peut-être que dans ma tête.
Est-ce qu’on peut vraiment connaître quelqu’un ? Est-ce qu’on aime les autres pour ce qu’ils sont ou pour ce qu’ils nous apportent ? Et vous… avez-vous déjà eu l’impression d’être juste « pratique » pour quelqu’un ?