Entre rêves et jugements : l’histoire de Léa et ses appareils
« Tu crois vraiment que t’as besoin de tout ça, Léa ? » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la boîte de mon nouveau smartphone contre moi, comme si elle pouvait me protéger. Mon père, assis en face, lève à peine les yeux de son journal. « À notre époque, on se contentait d’un téléphone à clapet. »
Je sens mes joues brûler. J’ai trente ans, je vis encore chez mes parents à Montreuil parce que les loyers parisiens sont hors de prix et que mon boulot d’assistante administrative ne me permet pas de partir. J’ai économisé chaque centime pendant trois ans : pas de vacances, pas de sorties, juste ce rêve d’avoir enfin un ordinateur performant et un téléphone qui ne rame pas. Pour moi, c’était plus qu’un achat : c’était la promesse d’une vie meilleure, d’un avenir où je pourrais peut-être travailler à distance, lancer un projet, sortir du métro-boulot-dodo.
Mais ce matin-là, tout s’effondre. Ma sœur Camille ricane : « Léa, la geek qui croit qu’un Mac va lui donner une vie. » Elle tape sur son vieux PC portable, écran fissuré, comme pour me défier. Je voudrais lui dire que ce n’est pas qu’une question de marque ou de mode. Que derrière chaque euro économisé, il y a eu des sacrifices. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
Le soir, je m’enferme dans ma chambre. Je caresse la surface lisse de mon nouvel ordinateur. Je me rappelle les heures passées à comparer les modèles sur Internet, à lire les avis, à rêver devant les vitrines du boulevard Voltaire. Je me souviens aussi des regards en coin au travail quand je sortais mon vieux téléphone à touches. « T’as pas WhatsApp ? » « Tu peux même pas faire une visio ? » J’étais toujours celle qui devait demander à emprunter un appareil.
J’ouvre mon ordinateur pour la première fois. L’écran s’allume, lumineux, presque irréel. J’ai envie de pleurer. Pas de joie, non. De fatigue. De solitude. J’entends encore la voix de ma mère derrière la porte : « Elle croit qu’elle va changer sa vie avec ses gadgets… »
Le lendemain matin, au petit-déjeuner, le silence est pesant. Mon père finit par lâcher : « Tu ferais mieux d’économiser pour un appartement plutôt que pour des joujoux électroniques. » Je serre les dents. Je voudrais hurler que je n’ai pas choisi cette vie-là, que je fais ce que je peux avec ce que j’ai. Mais je sais que ça ne servirait à rien.
Au travail, je montre timidement mon nouvel ordinateur à mon collègue Julien. Il sourit : « T’as eu une prime ? » Je ris nerveusement. « Non… juste des économies. » Il hoche la tête avec respect : « Franchement, t’as eu raison. Faut se faire plaisir parfois. » Ce simple mot – plaisir – me bouleverse plus que je ne veux l’admettre.
Mais le soir même, nouvelle dispute à la maison. Camille balance : « Tu pourrais au moins nous aider à payer les courses au lieu de t’acheter des trucs inutiles ! » Ma mère renchérit : « On t’a élevée pour que tu sois responsable, pas pour gaspiller ton argent ! »
Je claque la porte de ma chambre et m’effondre sur le lit. Les larmes coulent sans bruit. Pourquoi est-ce si difficile d’être comprise ? Pourquoi mes rêves paraissent-ils si futiles aux yeux des autres ?
Je repense à mon enfance à Montreuil : les après-midis passés à bricoler des radios avec mon grand-père René, électricien à la retraite. Il me disait toujours : « La technologie peut ouvrir des portes, mais il faut savoir pourquoi on veut les franchir. » Lui seul aurait compris ce que signifiait cet achat pour moi.
Les jours passent et le malaise grandit. À table, on ne parle plus que pour se lancer des piques. Je deviens l’égoïste de la famille, celle qui pense à elle avant tout le monde. Pourtant, chaque soir, je continue d’apprendre sur mon ordinateur : je suis des cours en ligne de graphisme, j’envoie des CV pour des postes en télétravail. J’essaie de prouver – surtout à moi-même – que ce n’était pas une erreur.
Un dimanche matin, alors que je travaille sur un projet freelance dans ma chambre, ma mère entre sans frapper. Elle me regarde longuement puis soupire : « Tu fais quoi exactement avec tout ça ? » Sa voix n’est plus dure mais fatiguée.
Je prends une grande inspiration : « J’essaie de changer ma vie, maman. J’essaie juste… d’avoir une chance. »
Elle s’assoit sur le bord du lit et regarde l’écran où s’affiche mon portfolio naissant. Pour la première fois depuis longtemps, elle ne dit rien de négatif. Elle pose sa main sur la mienne : « Tu sais… on a peur pour toi. On veut juste que tu sois heureuse… mais on ne comprend pas toujours tes choix. »
Je souris tristement : « Moi non plus parfois… Mais j’ai besoin d’essayer. »
Ce soir-là, alors que Paris s’endort derrière ma fenêtre embuée, je me demande : pourquoi nos rêves font-ils si peur aux autres ? Est-ce qu’on a le droit d’exister en dehors des attentes familiales ?
Et vous… jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour défendre vos rêves face au regard des autres ?