À cinquante-cinq ans, l’évidence : mon amour pour elle s’est éteint

— Gérard, tu pourrais au moins répondre quand je te parle !

La voix de Claire claque dans la cuisine comme une gifle. Je sursaute, la tasse de café tremble dans ma main. Je n’ai pas entendu ce qu’elle disait. Ou plutôt, je n’ai pas voulu entendre. Depuis des semaines, peut-être des mois, je flotte dans une brume épaisse où chaque mot échangé avec elle me semble lointain, inutile.

Je lève les yeux vers elle. Ses cheveux blonds tirés en chignon, son tablier fleuri, ses mains qui essuient nerveusement le plan de travail. Tout en elle m’est familier, trop familier. Je me surprends à penser : « Est-ce que je l’aime encore ? »

— Excuse-moi, Claire. Tu disais ?

Elle soupire, lasse. — Rien. Laisse tomber.

Un silence lourd s’installe. J’entends le tic-tac de l’horloge, le bruit du frigo qui ronronne. Je repense à nos débuts, à cette passion qui nous dévorait à vingt-cinq ans. Les nuits blanches à refaire le monde dans notre minuscule studio de Montreuil, les promesses murmurées sous les draps. Où est passée cette flamme ?

Je me lève pour aller fumer sur le balcon. Dehors, la pluie tambourine sur les toits en zinc. J’allume une cigarette, regarde les lumières des appartements voisins. Chez les Dubois, on rit autour d’une table ; chez les Martin, on regarde la télé en famille. Chez nous, c’est le silence qui règne.

Je repense à mes enfants. Camille vit à Lyon depuis deux ans, elle ne rentre que pour Noël. Paul termine sa prépa à Versailles ; il ne passe que pour prendre une douche et repartir chez ses amis. Ils ont grandi, ils ont fui ce nid devenu trop étroit.

Claire me rejoint sur le balcon.

— Tu comptes rester là toute la soirée ?

Sa voix est douce mais lasse. Je sens qu’elle aussi se débat avec ses propres fantômes.

— Je réfléchis, c’est tout.

— À quoi ?

Je n’ose pas répondre. Comment lui dire que je ne ressens plus rien ? Que son parfum ne me fait plus rien ? Que ses caresses me laissent froid ?

Elle insiste :

— Gérard… On ne peut pas continuer comme ça. On ne se parle plus. On ne se touche plus. Tu fais tout pour éviter la maison…

Je sens la colère monter en moi, mêlée à une tristesse immense.

— Et toi ? Tu crois que je ne vois pas que tu passes tes soirées sur Facebook à regarder les photos des autres ? Que tu rêves d’ailleurs ?

Elle baisse les yeux. Un éclair de douleur traverse son visage.

— Peut-être… Mais au moins j’essaie encore d’y croire.

Je jette ma cigarette dans le vide. Le vent froid me fouette le visage.

— Je ne sais plus si j’en ai envie…

Un silence. Puis elle murmure :

— Tu veux qu’on se sépare ?

La question plane entre nous comme une menace. Je n’ai jamais envisagé cette option sérieusement. Trente ans de vie commune… On a tout construit ensemble : la maison, les enfants, les souvenirs. Mais aujourd’hui, tout cela me semble lointain, presque étranger.

Je rentre dans le salon sans répondre. Je m’effondre sur le canapé, la tête entre les mains. Les images défilent : nos vacances en Bretagne, les anniversaires des enfants, les disputes pour des broutilles… Et puis ce vide qui s’est installé insidieusement.

Le lendemain matin, je pars travailler sans un mot. Dans le RER B bondé, je regarde mon reflet dans la vitre : rides profondes, cheveux poivre et sel, regard fatigué. À cinquante-cinq ans, ai-je encore le droit de rêver d’autre chose ? De recommencer ?

Au bureau, mes collègues parlent du dernier match du PSG ou de leurs projets de week-end. Moi, je me sens étranger à tout cela. Je repense à Sylvie du service compta qui m’a souri hier à la machine à café. Un sourire simple mais qui m’a troublé plus que tous ceux de Claire ces dernières années.

Le soir venu, je rentre tard exprès. Claire m’attend dans la cuisine.

— On doit parler.

Je m’assois en face d’elle. Elle a préparé du thé ; ses mains tremblent légèrement.

— Gérard… Je ne veux pas finir comme mes parents, à se supporter sans s’aimer jusqu’à la mort. Si tu ne m’aimes plus… dis-le-moi.

Je sens ma gorge se serrer.

— Je crois que… non. Je ne t’aime plus comme avant.

Elle ferme les yeux un instant ; une larme coule sur sa joue.

— Alors il faut qu’on soit courageux tous les deux.

Nous restons là longtemps sans parler, chacun perdu dans ses pensées. Je pense à tout ce qu’on va devoir affronter : l’annonce aux enfants, le partage de la maison, la solitude des premiers soirs… Mais aussi à cette sensation étrange de liberté qui pointe timidement.

Les jours suivants sont un mélange d’angoisse et de soulagement. Camille pleure au téléphone ; Paul crie qu’on est égoïstes. Les amis prennent parti ou s’éloignent prudemment. Au travail, je souris mécaniquement mais au fond de moi tout vacille.

Un soir, alors que je range mes affaires dans une valise trop petite pour trente ans de vie commune, Claire s’approche et pose sa main sur mon bras.

— Merci d’avoir été honnête… Peut-être qu’un jour on pourra redevenir amis.

Je hoche la tête sans y croire vraiment.

Dans mon nouveau studio à Antony, je découvre le silence autrement : il n’est plus pesant mais plein de promesses. Parfois je regrette ; parfois je respire enfin.

Est-ce lâche de partir quand l’amour s’éteint ? Ou est-ce au contraire un acte de courage ? Et vous… auriez-vous eu la force de tout recommencer à mon âge ?