Sous le Pont Alexandre III : Le choix de Paul, ancien soldat sans abri

« Tu ne peux pas rester ici, Paul ! » La voix de ma sœur, Élodie, résonne sous les arches du Pont Alexandre III. Il est vingt-deux heures, la Seine charrie des reflets glacés, et je sens le froid s’infiltrer jusque dans mes os. Je serre mon vieux manteau militaire contre moi.

« Je préfère ça que ces centres où on te vole tout, où tu dors avec la peur au ventre », je réponds, la gorge serrée. Élodie soupire, les yeux brillants de larmes qu’elle retient. Elle me tend un sac de provisions, du pain, du fromage, une boîte de sardines. Je vois bien qu’elle voudrait m’arracher à cette vie, mais elle a ses enfants, son mari, son boulot à la mairie du 15e. Elle ne peut pas tout porter.

Je n’ai pas toujours été ce fantôme errant dans Paris. Il y a dix ans, j’étais adjudant-chef dans l’armée française. J’ai servi au Mali, en Afghanistan. J’ai vu des frères d’armes tomber sous mes yeux. J’ai vu la peur, la mort, l’absurdité des ordres venus d’en haut. Quand je suis rentré, j’étais un autre homme. Les cauchemars sont devenus mon quotidien. Ma femme, Claire, n’a pas supporté. Elle est partie avec notre fils, Lucas. Je ne leur en veux pas. Comment vivre avec un homme qui crie la nuit et qui ne supporte plus le bruit des feux d’artifice du 14 juillet ?

J’ai essayé de demander de l’aide. À l’hôpital militaire Percy, on m’a prescrit des anxiolytiques et des antidépresseurs. Mais les rendez-vous étaient espacés de trois mois. J’ai perdu mon logement social après un retard de paiement. Un matin, je me suis retrouvé à la rue avec un sac à dos et mon uniforme plié au fond.

Les premiers jours dehors sont un choc. On croit qu’on va s’en sortir vite, que c’est temporaire. Mais la rue avale tout : la dignité, l’espoir, les souvenirs heureux. J’ai rencontré d’autres anciens militaires sur les quais : Gérard, qui a fait le Liban ; Mehdi, qui a servi en Côte d’Ivoire. On partage nos histoires autour d’un café offert par les bénévoles de la Croix-Rouge.

Un soir de novembre, une assistante sociale m’a proposé une place dans un centre d’hébergement d’urgence du 18e arrondissement. J’y suis allé. Dès l’entrée, une odeur âcre de sueur et de désinfectant m’a pris à la gorge. Dans le dortoir, des hommes hurlent dans leur sommeil ou se disputent pour une prise électrique. On m’a volé mes chaussures pendant que je dormais. Un autre résident s’est fait agresser pour un paquet de cigarettes.

Le lendemain matin, j’ai fui ce lieu avec la certitude que je préférais affronter le froid et la solitude plutôt que la promiscuité et la violence. Depuis, je dors sous ce pont où les touristes passent sans me voir.

Parfois, je croise des policiers qui me demandent de dégager. « Vous n’avez rien à faire ici », disent-ils sans même me regarder dans les yeux. Je leur montre ma carte d’ancien combattant ; ils haussent les épaules.

Un soir d’hiver particulièrement glacial, Élodie est revenue avec Lucas. Mon fils a grandi ; il a treize ans maintenant. Il m’a regardé sans oser s’approcher.

— Papa… Pourquoi tu ne viens pas à la maison ?

J’ai senti mon cœur se briser une seconde fois.

— Parce que je ne veux pas vous imposer mes cauchemars.

Lucas a baissé les yeux. Élodie a posé une main sur mon épaule.

— Tu n’es pas seul, Paul. On peut t’aider…

Mais comment expliquer que l’aide proposée n’est qu’un pansement sur une plaie béante ? Que les centres sont surpeuplés, mal encadrés ? Que les anciens soldats comme moi sont oubliés par ceux qui nous ont envoyés là-bas ?

Un matin de printemps, alors que je partageais un café avec Gérard et Mehdi sur le quai Branly, une équipe de journalistes est venue nous filmer pour un reportage sur « les invisibles de Paris ». Ils ont posé leurs questions mécaniques : « Pourquoi refusez-vous les centres ? » « Que faudrait-il changer ? »

J’ai répondu :

— Ce qu’il faudrait changer ? Qu’on nous regarde comme des hommes et pas comme des problèmes à déplacer d’un arrondissement à l’autre.

La caméra s’est éteinte ; ils sont repartis vers leur prochain sujet.

Aujourd’hui encore, je dors sous ce pont. Parfois je rêve que Lucas vient me chercher et que je rentre enfin chez moi. Mais au réveil, il ne reste que le bruit sourd de la ville et le froid qui mord mes doigts.

Je me demande souvent : Combien sommes-nous à préférer la rue à ces centres indignes ? Est-ce normal qu’un ancien soldat doive choisir entre la peur et le froid ? Peut-on vraiment parler de solidarité quand tant d’entre nous sont laissés pour compte ?