Mariée en fauteuil, cœur en tempête : le choix de Violette
« Tu es sûre de vouloir faire ça, Violette ? » La voix de ma mère tremble, à peine couverte par le brouhaha de la mairie. Je serre plus fort mon bouquet de roses blanches. Mes mains moites trahissent la tempête qui gronde en moi. Gabriel, debout à mes côtés, pose une main rassurante sur mon épaule. Je sens son regard sur moi, plein d’amour et d’inquiétude mêlés.
Je détourne les yeux vers la grande baie vitrée. Dehors, la pluie tambourine sur les pavés de la place du village. Les passants s’arrêtent, nous observent à travers la vitre : une mariée en fauteuil roulant, un homme debout à ses côtés. Certains sourient, d’autres détournent vite le regard, gênés. Je devine dans leurs yeux la même question que celle qui me hante depuis des mois : « Pourquoi elle ? Pourquoi lui ? »
Ma mère s’approche, son tailleur bleu marine impeccable, ses lèvres pincées. « Tu pourrais encore changer d’avis », murmure-t-elle. Mon père reste en retrait, les bras croisés sur sa poitrine, le visage fermé. Depuis mon accident, il ne me regarde plus comme avant. Il n’a jamais accepté que je ne sois plus « entière ».
Gabriel se penche vers moi : « On peut attendre si tu veux. Je suis là, Violette. » Sa voix est douce, mais je sens sa nervosité. Lui aussi a dû affronter les regards, les sous-entendus : « Tu es sûr de vouloir t’encombrer d’une femme comme elle ? Tu pourrais avoir mieux… »
Je ferme les yeux un instant. Les souvenirs affluent : l’accident de vélo sur cette route de campagne près de Bordeaux, le choc brutal, le réveil à l’hôpital, l’annonce glaciale du médecin – « Vous ne marcherez plus ». Puis la longue rééducation, la solitude, les amis qui s’éloignent un à un. Et Gabriel, rencontré lors d’un atelier théâtre adapté. Lui qui a vu au-delà du fauteuil.
Mais aujourd’hui, c’est ma famille qui me juge. Ma sœur Camille n’a pas voulu venir. « Je ne peux pas supporter de te voir comme ça », m’a-t-elle écrit dans un SMS sec. Mon père a refusé de m’accompagner jusqu’à l’autel – « Ce n’est pas un vrai mariage », a-t-il lâché devant toute la famille.
Je rouvre les yeux et croise le regard de Gabriel. Il sourit, mais je vois la tension dans sa mâchoire. Il a tout quitté pour moi : son appartement à Toulouse, son travail d’éducateur sportif. Il a supporté les remarques de ses amis – « Tu vas devoir t’occuper d’elle toute ta vie » – et les silences gênés lors des repas de famille.
La porte de la salle s’ouvre brusquement. Ma tante Hélène entre en trombe : « On attend que vous commenciez ! » Sa voix résonne comme un reproche. Je sens mon cœur s’accélérer. Est-ce que je fais une erreur ? Est-ce que je condamne Gabriel à une vie de sacrifices ?
Je repense à notre première dispute, il y a six mois. J’avais explosé : « Tu ne comprends pas ce que c’est ! Tu peux partir quand tu veux, toi ! Moi je suis coincée ici ! » Il était resté silencieux longtemps avant de répondre : « Je ne veux pas partir. Je veux être avec toi, même si c’est difficile. »
Aujourd’hui encore, je doute. Pas de son amour – il est là, solide comme un roc – mais du regard des autres, du poids des attentes familiales et sociales. En France, on parle beaucoup d’inclusion, mais dans les faits… Combien de fois ai-je entendu des inconnus me dire « Vous êtes courageuse », comme si aimer ou être aimée quand on est handicapée était un exploit ?
La cérémonie commence enfin. Le maire – Monsieur Lefèvre, un vieil ami de mes parents – me lance un sourire compatissant avant d’entamer son discours. Je sens les regards peser sur moi comme une chape de plomb.
« Violette Dubois, acceptez-vous de prendre pour époux Gabriel Martin… »
Ma voix tremble : « Oui… »
Gabriel serre ma main dans la sienne.
Après l’échange des alliances, ma mère s’approche pour m’embrasser. Elle retient ses larmes : « Je t’aime », murmure-t-elle enfin. Mon père reste en retrait, mais je vois ses yeux briller d’émotion contenue.
À la sortie de la mairie, sous la pluie fine, Gabriel pousse doucement mon fauteuil jusqu’à la voiture décorée de rubans blancs. Les invités nous applaudissent timidement. Certains chuchotent : « C’est beau… mais quel courage… »
Dans la voiture, Gabriel me prend la main :
— Tu regrettes ?
— Non… Mais j’ai peur.
— Moi aussi.
Nous rions nerveusement.
Au repas du soir, l’ambiance est étrange. Certains membres de ma famille évitent mon regard ; d’autres me félicitent avec une gêne palpable. Ma tante Hélène trinque bruyamment : « À l’amour ! » Mais je sens bien qu’elle n’y croit pas vraiment.
Plus tard dans la soirée, alors que tout le monde danse et que je reste assise à ma table, une cousine s’approche :
— Tu n’as pas envie d’essayer ?
Je souris tristement :
— J’aimerais bien… Mais ce n’est pas si simple.
Elle baisse les yeux, embarrassée.
Gabriel revient vers moi et m’invite à danser. Il s’agenouille devant mon fauteuil et pose sa tête contre mes genoux.
— On danse comme ça ?
Je ris enfin, sincèrement.
Les invités nous regardent ; certains filment avec leur téléphone. Je sens leurs regards changer peu à peu : moins de pitié, plus d’admiration – ou peut-être enfin un peu d’humanité.
Quand la fête se termine et que tout le monde part, je reste seule quelques minutes dans la salle vide. Je regarde mon reflet dans une vitre : robe blanche froissée, cheveux décoiffés par l’émotion… et ce fauteuil qui ne me quitte plus.
Je pense à tout ce que j’ai perdu – mes rêves d’enfant, ma liberté physique – mais aussi à ce que j’ai gagné : une force nouvelle, un amour sincère.
Est-ce que j’ai eu raison d’aller contre ma famille ? Est-ce qu’on peut vraiment être heureux quand on doit se battre chaque jour contre les préjugés ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?