L’ombre d’un ruban blanc : jalousie et secrets lors du mariage de ma sœur

« Tu as vu ce que papa a offert à Manon ? » La voix de ma tante résonne dans le salon, alors que je tente de sourire devant les invités. Je serre ma coupe de champagne, les jointures blanches, et j’observe Manon qui rit, entourée de ses amies, une montagne de cadeaux à ses pieds. Parmi eux, le fameux service en porcelaine de Limoges, celui dont maman rêvait depuis toujours, celui que mon beau-père, Gérard, a offert à ma sœur pour son mariage.

Je me souviens encore du jour où Gérard est entré dans nos vies. J’avais quinze ans, Manon en avait dix. Il était gentil, attentionné, mais il n’a jamais été mon père. J’ai toujours ressenti cette distance, ce mur invisible entre lui et moi. Avec Manon, c’était différent : il la couvrait d’attentions, l’emmenait au cinéma, lui offrait des livres. Moi, j’étais l’aînée, celle qui devait comprendre, qui devait être forte.

Aujourd’hui, alors que je regarde Manon ouvrir un à un ses cadeaux – un voyage en Grèce, une montre en or, et ce service en porcelaine – je sens la jalousie me brûler la gorge. Je me rappelle mon propre mariage, il y a trois ans. Gérard m’avait offert un chèque modeste et une poignée de main maladroite. Pas de discours ému, pas de cadeau symbolique. J’avais mis ça sur le compte de la pudeur des hommes de sa génération.

Mais ce soir, tout explose. Les rires fusent autour de moi, mais je n’entends plus rien. Je revois maman qui s’affaire dans la cuisine, les yeux brillants d’émotion pour sa cadette. Je sens mon mari, Julien, qui me lance un regard inquiet :

— Ça va, Camille ?

Je hoche la tête sans conviction. Comment lui expliquer ce mélange de honte et de colère ? Comment avouer que je me sens invisible dans ma propre famille ?

Plus tard dans la soirée, alors que les invités dansent sur « La Vie en rose », je surprends une conversation entre Gérard et un oncle :

— Manon a toujours été comme ma fille… Elle mérite ce qu’il y a de mieux.

Je m’éloigne précipitamment vers le jardin. L’air frais me gifle le visage. Je m’assois sur la balancelle où Manon et moi jouions enfants. Les souvenirs affluent : nos disputes pour une poupée, nos secrets chuchotés sous les draps… Et cette sensation persistante d’être celle qu’on oublie.

Manon me rejoint bientôt, sa robe blanche froissée par la fête.

— Tu fais la tête ?

Je détourne les yeux.

— Non… Je suis juste fatiguée.

Elle s’assied près de moi et pose sa main sur la mienne.

— Tu sais… Gérard voulait t’offrir quelque chose de spécial à ton mariage. Mais maman lui a dit que tu étais « indépendante », que tu n’aimais pas les cadeaux trop voyants…

Je sens mes yeux s’embuer.

— Et toi ? Tu crois ça aussi ?

Manon hésite.

— Je crois surtout qu’on ne t’a jamais demandé ce que tu voulais vraiment.

Un silence lourd s’installe. Je réalise que toute ma vie, j’ai joué le rôle qu’on attendait de moi : la grande sœur raisonnable, l’enfant discrète qui ne fait pas d’histoires. Mais ce soir, je n’en peux plus d’être forte.

Je retourne à l’intérieur. Gérard est assis seul à table, un verre à la main. Je m’approche.

— Gérard… Pourquoi tu as offert tout ça à Manon ?

Il sursaute légèrement.

— Elle se marie… C’est normal.

— Et moi ?

Il baisse les yeux.

— Je ne savais pas comment faire avec toi… Tu étais déjà grande quand je suis arrivé. J’avais peur d’être maladroit.

Je sens ma colère retomber d’un coup. Derrière sa générosité envers Manon se cache une maladresse immense avec moi. Un fossé creusé par des années de non-dits.

Je repars dans la nuit fraîche, le cœur lourd mais soulagé d’avoir enfin posé la question qui me rongeait depuis si longtemps. Peut-être que rien ne changera vraiment entre Gérard et moi. Mais au moins, j’ai compris que parfois, la jalousie n’est qu’un cri pour être vue et aimée.

En rentrant chez moi avec Julien, je regarde une dernière fois le service en porcelaine briller sous les lumières du salon.

Est-ce que l’amour parental se mesure à la valeur d’un cadeau ? Ou bien est-ce notre silence qui finit par nous priver de ce dont on a le plus besoin ?