« Tu n’as pas besoin de travailler » : L’histoire de Claire, entre ambitions étouffées et renaissance
— Tu ne vas pas recommencer avec ça, Claire ! s’exclame François en claquant la porte du salon. Je serre les poings sur la table de la cuisine, les larmes me montant aux yeux. Les enfants dorment déjà, et le silence de l’appartement n’est troublé que par le tic-tac de l’horloge. Je me répète en boucle ses mots : « Tu n’es pas assez ambitieuse. »
Il y a trois ans, quand j’ai accouché de notre deuxième enfant, François m’a dit : « Prends ton temps, Claire. Pourquoi te fatiguer à reprendre le travail ? Je gagne bien ma vie, concentre-toi sur la maison et les enfants. » J’avais 33 ans, un master en lettres modernes de la Sorbonne, trois ans d’expérience dans une maison d’édition à Paris, et des rêves plein la tête. Mais j’ai cru à ses paroles rassurantes. J’ai cru qu’il me protégeait.
Au début, c’était agréable. Je me suis plongée dans la vie de quartier à Montreuil, les sorties au parc avec Lucie et Paul, les goûters improvisés avec les autres mamans. Mais très vite, j’ai senti un vide grandir en moi. Je regardais mon diplôme accroché au mur du bureau — ce bureau qui servait désormais de salle de jeux — et je me demandais si tout cela avait un sens.
Un soir d’hiver, alors que je tentais d’expliquer à Lucie pourquoi il fallait ranger ses jouets, elle m’a demandé : « Maman, pourquoi tu ne vas pas travailler comme papa ? » J’ai souri tristement. Comment lui expliquer que son père pensait que ma place était ici ?
Les mois ont passé. François rentrait tard du travail, fatigué mais fier de ses réussites. Il parlait de ses collègues, de ses projets, de ses voyages à Lyon ou Bordeaux. Moi, je racontais les progrès des enfants, les petits bobos du quotidien. Il m’écoutait distraitement, le regard déjà ailleurs.
Un jour, lors d’un dîner chez ses parents à Versailles, sa mère a lancé : « Claire a bien de la chance d’avoir un mari qui lui permet de rester à la maison ! » J’ai senti mes joues brûler. Chance ? Était-ce vraiment une chance ?
Quand Paul est entré à la maternelle, j’ai ressenti un mélange d’excitation et d’angoisse. C’était enfin mon moment ! J’ai ressorti mon CV, contacté d’anciennes collègues. Mais le monde du travail avait changé. Les offres étaient rares, les entretiens décevants. On me demandait ce que j’avais fait ces trois dernières années. « J’ai élevé mes enfants », répondais-je timidement. Les recruteurs souriaient poliment.
Un soir, j’ai osé en parler à François :
— J’aimerais reprendre le travail. Peut-être à mi-temps au début.
Il a soupiré :
— Franchement Claire, tu ne vois pas que c’est compliqué en ce moment ? On a trouvé un équilibre… Pourquoi tout chambouler ?
J’ai senti la colère monter. Était-ce vraiment un équilibre ou une prison dorée ?
Les disputes se sont multipliées. François devenait plus distant. Il me reprochait mon manque d’initiative, mon absence d’ambition. Un soir, il a lâché :
— Tu t’es laissée aller depuis que tu es à la maison. Regarde-toi…
J’ai eu envie de hurler. N’était-ce pas lui qui m’avait demandé d’arrêter ? N’était-ce pas lui qui m’avait dit que mon temps viendrait ?
J’ai commencé à écrire la nuit, quand tout le monde dormait. Des histoires courtes, des souvenirs d’enfance à Dijon, des poèmes sur la maternité et la solitude. C’était ma façon de survivre.
Un matin, Lucie m’a trouvée devant l’ordinateur :
— Tu écris un livre ?
— Peut-être…
Elle a souri fièrement :
— Tu es la meilleure maman du monde.
Ses mots m’ont donné du courage. J’ai envoyé un texte à une petite revue littéraire parisienne. Quelques semaines plus tard, j’ai reçu un mail : ils voulaient publier mon histoire.
Quand j’ai annoncé la nouvelle à François, il a haussé les épaules :
— C’est bien… Mais ça ne va pas payer les factures.
J’ai compris alors que je ne pourrais plus attendre son approbation pour exister.
Aujourd’hui, je continue d’écrire. J’anime même un atelier d’écriture au centre social du quartier. Ce n’est pas le grand succès dont rêvait François pour moi — ou pour lui-même — mais c’est ma victoire.
Parfois je me demande : combien de femmes comme moi ont mis leurs rêves entre parenthèses pour soutenir ceux des autres ? Est-ce vraiment cela l’amour ou juste une habitude qu’on appelle sacrifice ?