Trois fois mère en une année : Mon combat, ma force
« Tu n’as pas honte ? » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, froide comme la porcelaine de ses tasses. Je serre contre moi mon ventre déjà arrondi, alors que mon fils Paul, à peine âgé de six mois, pleure dans la pièce d’à côté. Je n’ai pas honte. J’ai peur. Peur du regard des autres, peur de ne pas y arriver, peur d’être seule.
Je m’appelle Camille, j’ai trente-deux ans, et l’année dernière, je suis devenue trois fois mère. Non, mes enfants ne sont pas des triplés. Paul est né en janvier, puis Lucie en novembre, et entre les deux, j’ai recueilli la petite Chloé, la fille de ma sœur décédée brutalement dans un accident de voiture en mars. Trois enfants en moins de douze mois. Trois vies à sauver alors que la mienne semblait s’effondrer.
« Camille, tu vas te tuer à la tâche ! » s’exclame mon père, les mains crispées sur le dossier de sa chaise. Il ne comprend pas. Personne ne comprend. Dans notre petite ville de Bourgogne, les rumeurs vont vite. À la boulangerie, on me regarde du coin de l’œil. « Encore enceinte ? » chuchote-t-on derrière mon dos. Je fais semblant de ne rien entendre, mais chaque mot me transperce.
Les nuits sont longues. Paul se réveille toutes les deux heures. Chloé fait des cauchemars et crie le nom de sa mère dans son sommeil. Lucie pleure sans raison apparente, comme si elle sentait le chaos qui règne autour d’elle. Je me lève, je berce, je console. Parfois, je m’effondre sur le carrelage froid de la salle de bain et je pleure en silence pour ne pas réveiller la maison.
Un soir d’avril, alors que je tente de calmer Chloé qui refuse de manger, mon compagnon Julien rentre du travail, épuisé et distant. « On ne peut pas continuer comme ça », lâche-t-il en posant son sac. Je sens la colère monter. « Tu crois que j’ai choisi cette vie ? Tu crois que c’est facile ? » Il détourne les yeux. Nous ne nous parlons plus pendant des jours.
La solitude s’installe comme une brume épaisse. Les amis s’éloignent, gênés par mon nouveau quotidien chaotique. Ma mère vient parfois m’aider, mais elle ne cache pas son désarroi : « Tu étais promise à mieux que ça… » Je serre les dents. Je n’ai plus le temps de rêver à une autre vie.
Un matin de mai, alors que je dépose Chloé à l’école maternelle, une autre maman m’aborde : « Tu es courageuse, tu sais ? » Son sourire est sincère. Pour la première fois depuis des mois, je sens une chaleur humaine m’envelopper. Nous discutons quelques minutes sur le trottoir. Elle s’appelle Sophie et elle aussi a connu des épreuves. Nous échangeons nos numéros.
Petit à petit, je reprends espoir. Avec Sophie, nous organisons des goûters pour nos enfants. Elle m’écoute sans juger quand je lui confie mes peurs : « Et si je n’étais pas assez forte ? Et si je n’aimais pas assez ces enfants ? » Elle me prend la main : « L’amour se construit chaque jour. Tu fais déjà tout ce que tu peux. »
L’été arrive et avec lui un peu de légèreté. Les rires de Paul et Chloé résonnent dans le jardin pendant que Lucie gazouille dans son transat. Julien revient vers moi, plus doux, plus présent : « Je t’admire », murmure-t-il un soir alors que nous regardons les enfants dormir. Je fonds en larmes dans ses bras.
Mais tout n’est pas réglé pour autant. À la rentrée scolaire, Chloé fait une crise devant l’école : « Je veux ma maman ! » Les autres parents me dévisagent. Une femme murmure : « Pauvre petite… » Je sens la colère et la tristesse m’envahir à nouveau.
Je décide alors d’aller voir une psychologue à Dijon. Elle m’aide à mettre des mots sur ma fatigue, sur ma culpabilité d’être parfois dépassée ou en colère contre ces enfants qui n’ont rien demandé. Elle me dit : « Vous avez le droit d’être fatiguée, vous avez le droit d’avoir peur. Mais vous n’êtes pas seule. »
Peu à peu, j’apprends à demander de l’aide : à mes parents malgré leurs jugements, à Julien qui reprend confiance en lui comme père, à Sophie qui devient une amie précieuse. J’accepte que ma famille soit différente, cabossée mais vivante.
Un soir d’hiver, alors que la neige tombe sur les toits de notre maison bourguignonne, je regarde mes trois enfants endormis côte à côte dans le grand lit que j’ai installé pour eux. Mon cœur déborde d’amour et de gratitude malgré les cicatrices.
Je repense à toutes ces fois où l’on m’a dit que je n’y arriverais pas, que ce n’était pas normal d’être trois fois mère en un an sans avoir eu des triplés. Mais qu’est-ce que la normalité ? Qui décide ce qu’une famille doit être ?
Aujourd’hui encore, il m’arrive d’avoir peur du lendemain. Mais je sais désormais que ma force vient de mes faiblesses acceptées et de l’amour inconditionnel que je porte à ces trois petits êtres.
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment juger une mère sans connaître son histoire ?