Sous la surface : Rivalités, attentes et le poids du paraître

— Paul, dépêche-toi, tu vas encore rater ton cours de piano !

La voix de Juliette résonne dans le couloir, tranchante comme un coup de fouet. Je sursaute en entendant la porte claquer. Paul, dix ans à peine, traîne son sac à dos trop lourd pour lui. Il baisse les yeux, marmonne un « j’arrive » presque inaudible. Je me retiens d’intervenir. Depuis quelques semaines, la maison est devenue le théâtre d’une compétition silencieuse, mais féroce.

Tout a commencé lors du dernier déjeuner chez ma sœur, à Lyon. Camille, la fille parfaite de ma sœur Sophie, venait d’annoncer qu’elle avait été sélectionnée pour représenter son collège au concours national de mathématiques. Juliette n’a rien dit sur le moment, mais j’ai vu ses poings se serrer sous la table. Depuis ce jour-là, elle s’est transformée en coach tyrannique pour Paul.

— Tu dois t’inscrire au club d’échecs, Paul. Camille y est aussi et elle a gagné un prix l’an dernier. Si tu veux être aussi bon qu’elle…

Paul ne proteste pas. Il obéit. Mais chaque soir, je le retrouve épuisé, les yeux cernés, les devoirs bâclés. Je sens la colère monter en moi contre Juliette, mais aussi contre moi-même. Ai-je laissé faire ? Ai-je encouragé cette rivalité sans m’en rendre compte ?

Un soir, alors que je débarrasse la table, Paul s’approche de moi en silence.

— Maman… Tu crois que je pourrais arrêter le théâtre ? J’aime pas ça…

Je m’arrête net. Le théâtre, c’était l’idée de Juliette. « Ça fait bien sur un dossier scolaire », avait-elle dit. Je m’accroupis devant lui.

— Tu n’es pas obligé de continuer si tu n’aimes pas.

Il baisse la tête.

— Mais Juliette dit que si j’arrête, Camille sera meilleure que nous…

Je serre Paul dans mes bras. Mon cœur se serre aussi. Comment ai-je pu laisser ma fille prendre autant d’emprise sur son frère ?

Le lendemain matin, j’essaie d’en parler à Juliette pendant qu’elle prépare son sac.

— Juliette, tu sais… Paul est fatigué. Peut-être qu’il fait trop d’activités ?

Elle lève les yeux au ciel.

— Maman, tu ne comprends rien ! Si on ne fait rien, Camille va encore nous écraser à Noël devant toute la famille ! Tu veux vraiment qu’on passe pour des nuls ?

Sa voix tremble. Derrière l’arrogance, je devine une peur profonde : celle de ne pas être à la hauteur. Je repense à mon enfance avec Sophie, à nos propres compétitions silencieuses pour attirer l’attention de nos parents.

Le soir même, je décide d’appeler Sophie.

— Dis-moi… Tu as remarqué que Camille met beaucoup de pression sur Juliette ?

Sophie soupire.

— Tu sais comment sont les enfants ici… Entre les concours, les activités et Parcoursup qui approche… On veut juste leur donner toutes les chances.

Mais à quel prix ?

Les jours passent et la tension monte à la maison. Paul tombe malade : fièvre, maux de ventre. Le médecin parle de stress. Je sens la culpabilité me ronger. Un soir, alors que Juliette révise dans sa chambre, je frappe doucement à sa porte.

— Juliette… On peut parler ?

Elle ne répond pas tout de suite. Je m’assieds sur son lit.

— Tu sais… Je suis fière de toi. Mais je suis inquiète pour Paul. Il ne va pas bien en ce moment.

Elle détourne le regard.

— C’est parce qu’il ne fait pas assez d’efforts…

Je prends sa main.

— Ou peut-être qu’il en fait trop pour te faire plaisir… ou pour ne pas te décevoir.

Juliette éclate en sanglots. Elle se blottit contre moi comme lorsqu’elle était petite.

— J’ai peur que tu sois plus fière de Camille que de moi…

Mon cœur se brise. Je réalise que cette rivalité n’est qu’un miroir déformant de mes propres attentes et de celles de la société autour de nous : toujours plus haut, toujours plus fort.

Le lendemain matin, j’annonce à mes enfants qu’on va faire une pause dans les activités extrascolaires. On ira se promener au parc, simplement profiter du soleil et des marronniers en fleurs.

Paul sourit timidement. Juliette hésite puis acquiesce.

Ce jour-là, sous les arbres du parc de la Tête d’Or, je retrouve mes enfants tels qu’ils sont vraiment : deux êtres uniques qui n’ont rien à prouver à personne.

Mais au fond de moi subsiste une question lancinante : comment apprendre à nos enfants à s’aimer eux-mêmes sans se comparer sans cesse aux autres ? Et vous… avez-vous déjà ressenti ce poids du regard familial ou social sur vos propres enfants ?