Sans Voiture, Mais Pas Sans Vie : Le Pari d’une Famille Française
« Mais pourquoi tu fais ça, Camille ? Comment tu veux qu’on s’en sorte sans voiture ? » La voix de ma mère résonne encore dans l’entrée, tremblante de colère et d’inquiétude. Je serre la main de mon fils, Paul, qui me regarde avec ses grands yeux ronds, cherchant à comprendre pourquoi Mamie crie. Mon mari, Julien, se tient en retrait, le regard fuyant. Il n’a pas encore osé prendre parti.
Je respire profondément. Je sais que ce moment allait arriver. Depuis des semaines, je mûris cette décision : vendre la voiture familiale. Pas une vieille guimbarde, non. Une Renault Scénic récente, pratique pour les courses, les vacances en Bretagne, les visites chez mes parents à Chartres. Mais chaque plein d’essence me pèse. Chaque embouteillage sur le périphérique me donne la nausée. Et puis il y a ce malaise diffus, cette honte sourde quand je pense à l’avenir de Paul et à la planète qu’on lui laisse.
« Maman, écoute-moi… »
— « Non ! Tu ne penses pas à Paul ! Comment tu vas faire pour l’emmener chez le médecin ? Et les courses ? Et si Julien doit aller à l’hôpital en urgence ? »
Je sens la colère monter en moi. Pourquoi tout doit-il toujours tourner autour de la peur ? Pourquoi ne pas essayer autre chose ?
Julien intervient enfin, d’une voix hésitante :
— « Camille a raison, maman. On a réfléchi… On va essayer le vélo, les transports… »
Ma mère l’interrompt :
— « Les transports ? Tu sais combien il y a de grèves à Paris ? Et avec un enfant ? Vous êtes fous ! »
Je ferme les yeux. Je revois les soirées passées à discuter avec Julien. Lui aussi avait peur. Peur de perdre du confort, peur du regard des autres. Mais il a fini par comprendre que ce n’était pas qu’une question d’écologie ou d’argent. C’était une question de cohérence avec nos valeurs, de retrouver du temps ensemble, de sortir de cette course effrénée.
Le lendemain matin, la voiture est partie. Un couple de jeunes parents l’a achetée. Je regarde le parking vide depuis la fenêtre de la cuisine. Un vide étrange, mais aussi une promesse.
Les premiers jours sont difficiles. Paul râle parce qu’il doit marcher jusqu’à l’école sous la pluie. Julien peste contre les horaires du RER B. Moi-même, je doute parfois : quand je porte les sacs de courses trop lourds, quand je rate un rendez-vous parce que le bus est supprimé.
Mais peu à peu, quelque chose change. Les trajets à pied deviennent des moments de discussion avec Paul. On observe les arbres du parc Montsouris, on ramasse des marrons, on croise les voisins qu’on ne voyait jamais derrière les vitres teintées de la voiture.
Un soir, alors que je prépare le dîner, ma mère débarque sans prévenir. Elle a pris le train depuis Chartres.
— « Je voulais voir comment vous vous en sortez… »
Elle regarde autour d’elle, cherche la moindre faille.
— « Et si Paul tombe malade cette nuit ? »
Je souris doucement.
— « On appellera un taxi ou une ambulance comme tout le monde. »
Elle soupire.
— « Tu es têtue comme ton père… »
Je sens ses yeux s’humidifier. Elle s’assoit et regarde Paul jouer dans le salon.
— « Tu sais… Quand j’étais petite, on n’avait pas de voiture non plus. On faisait tout à pied ou en vélo… Mais c’était différent. »
Je m’approche d’elle.
— « Peut-être que ce n’est pas si différent que ça… Peut-être qu’on a juste oublié comment faire confiance à la vie. »
Les semaines passent et notre quotidien s’organise autrement. On découvre des commerces de quartier qu’on ignorait. On apprend à anticiper, à partager les trajets avec des voisins. Julien propose même un covoiturage pour aller au travail avec un collègue qui habite près de chez nous.
Un samedi matin, Paul me demande :
— « Maman, on va où aujourd’hui ? »
— « Où tu veux ! On peut prendre le tram jusqu’au musée ou marcher jusqu’au marché… »
Il réfléchit puis sourit :
— « On va marcher ! Comme ça on verra les canards au parc ! »
Je sens une fierté immense m’envahir. Ce choix difficile est en train de devenir une aventure collective.
Bien sûr, tout n’est pas rose. Il y a des jours où je regrette la facilité d’un coffre plein ou d’un départ improvisé pour la mer. Il y a des disputes avec Julien quand il rentre tard parce que le train a eu du retard. Il y a encore des regards sceptiques dans la famille ou chez les amis.
Mais il y a aussi cette sensation nouvelle : celle d’être actrice de ma vie et non plus simple consommatrice d’un confort imposé.
Un soir d’automne, alors que je raccompagne ma mère à la gare Montparnasse, elle me serre fort dans ses bras.
— « Tu sais… Je suis fière de toi. Même si j’ai peur pour vous… »
Je retiens mes larmes.
— « Merci maman. Peut-être qu’un jour tu essaieras aussi ? »
Elle rit doucement.
— « On verra… »
En rentrant chez moi ce soir-là, je regarde Paris s’étendre sous les lumières dorées et je me demande :
Est-ce qu’on est vraiment libres tant qu’on dépend d’une voiture pour tout ? Et vous, seriez-vous prêts à tenter l’aventure ?