Quand l’amour vacille : Chronique d’un congé maternité à l’envers

« Tu ne comprends pas, Julien ! Tu ne comprends rien ! »

La voix de Camille résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Louise pleure dans sa chambre, et moi, je reste là, figé, une cuillère de purée à la main. Je me demande comment on en est arrivé là. Il y a six mois, tout semblait possible. Nous étions ce couple soudé, prêt à accueillir la vie, à se serrer les coudes. Mais aujourd’hui, je ne reconnais plus ni ma femme, ni moi-même.

Camille a toujours été forte. Elle gérait tout : son boulot de prof de français au collège, la maison, nos amis. Mais après la naissance de Louise, quelque chose s’est brisé. Les journées sont devenues longues, silencieuses, rythmées par les pleurs et les biberons. Je la voyais s’éteindre peu à peu. Elle ne riait plus. Elle ne voulait plus voir personne. Même sa mère, Françoise, n’arrivait pas à la faire sortir du lit certains matins.

Un soir, alors qu’elle pleurait dans la salle de bain, j’ai proposé ce que je croyais être une solution : « Et si on échangeait ? Je prends le congé parental, tu retournes au collège. Ça te ferait du bien de revoir tes élèves, non ? »

Elle m’a regardé comme si j’étais fou. Mais le lendemain, elle a accepté. Peut-être par désespoir. Peut-être parce qu’elle n’avait plus la force de dire non.

Les premiers jours ont été un enfer. Je croyais que rester à la maison serait simple : changer des couches, donner le bain, préparer les repas… Mais très vite, j’ai compris que c’était bien plus que ça. C’est l’isolement qui m’a frappé en premier. Les journées sans fin, sans adulte à qui parler. Les visites des voisins – toujours des femmes – qui me regardaient avec une curiosité amusée : « Alors Julien, tu t’en sors ? »

Je souriais, mais à l’intérieur, je hurlais.

Camille, elle, n’allait pas mieux. Au collège, elle se sentait étrangère. Ses collègues lui posaient mille questions sur le bébé, sur son « repos » à la maison. Repos… Quel mot absurde ! Elle rentrait épuisée, irritable. Nos soirées se terminaient en disputes :

— Tu n’as pas lavé le body de Louise ?
— J’ai fait ce que j’ai pu ! Tu crois que c’est facile ?
— Tu crois que c’était facile pour moi ?

Le pire, c’est que je commençais à lui en vouloir. Moi qui voulais l’aider, je me sentais piégé dans un rôle qui n’était pas le mien. J’avais honte de mon impuissance. Un jour, j’ai craqué devant ma mère au téléphone : « Je ne sais pas comment font toutes ces femmes… Je n’y arrive pas ! »

Elle a soupiré : « C’est normal d’être dépassé. Mais il faut parler à Camille. Vous devez vous soutenir. »

Mais comment soutenir quelqu’un quand on coule soi-même ?

Louise a commencé à faire ses nuits au bout de quatre mois. Un soulagement… mais aussi un vide étrange. Je passais mes journées à attendre le retour de Camille, espérant qu’elle me prenne dans ses bras comme avant. Mais elle rentrait fatiguée, absente.

Un soir d’avril pluvieux, tout a explosé.

— J’en peux plus ! J’ai l’impression d’avoir perdu ma vie !
— Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que j’aime ça ?
— Mais pourquoi t’as voulu échanger alors ?!

Je n’avais pas de réponse.

On s’est tus longtemps ce soir-là. Louise dormait paisiblement dans sa chambre rose pâle pendant que nous nous regardions en étrangers.

Les semaines suivantes ont été grises. Camille a commencé à consulter une psychologue spécialisée dans la dépression post-partum – c’est Françoise qui l’a poussée à y aller. Moi aussi j’ai pris rendez-vous avec un psy du quartier. On ne se parlait plus beaucoup mais on essayait de survivre chacun de notre côté.

Un matin de mai, alors que je promenais Louise au parc Monceau, une autre maman – Hélène – m’a abordé :

— Ça va ? Vous avez l’air fatigué…
— C’est rien… Juste les nuits courtes.
— On se sent vite seul dans ce rôle-là…

Elle avait raison. On est seuls dans nos rôles parentaux, surtout quand on ne les a pas choisis ou qu’on ne les comprend pas.

Petit à petit, Camille et moi avons recommencé à parler. Pas beaucoup au début. Juste quelques mots sur Louise, sur les courses à faire ou les rendez-vous médicaux. Mais un soir, elle m’a dit :

— Je crois qu’on s’est perdus tous les deux.
— Oui… Mais on peut peut-être se retrouver ?

On a pleuré ensemble ce soir-là. Pour la première fois depuis des mois.

Aujourd’hui encore, rien n’est réglé. Camille continue sa thérapie et moi aussi. On partage les tâches différemment maintenant : elle a repris un mi-temps au collège et je travaille deux jours par semaine depuis la maison. On essaie d’être indulgents l’un envers l’autre.

Mais parfois je me demande : pourquoi est-ce si difficile d’être parent en France aujourd’hui ? Pourquoi le congé maternité – ou paternité – isole-t-il autant ? Pourquoi n’ose-t-on pas dire qu’on souffre ?

Est-ce qu’on finira par retrouver l’équilibre ? Ou est-ce que cette épreuve laissera une trace indélébile sur notre couple ? Qu’en pensez-vous ?