Quand la Table Devient un Champ de Bataille : Mon Mari, la Cuisine et Moi

« Tu sais, Scarlett a encore préparé un bœuf bourguignon maison hier soir. Même Jeffrey n’en revenait pas ! »

La voix de Benjamin résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau sur une planche à découper. Je serre la poignée de la casserole, le regard fixé sur les pâtes qui bouillent. J’ai envie de lui répondre, de lui crier que je ne suis pas Scarlett, que je ne suis pas en congé maternité, que je n’ai pas trois heures devant moi pour éplucher, couper, mijoter. Mais je me tais. Comme d’habitude.

« Tu pourrais essayer de varier un peu, non ? » insiste-t-il, sans même lever les yeux de son téléphone.

Je sens mes joues chauffer. Les enfants se chamaillent dans le salon. Il est 19h30, je rentre à peine du bureau après une journée éreintante à la mairie de Nantes. J’ai couru pour récupérer Léo à la garderie, puis Zoé chez sa copine. J’ai traversé la ville sous la pluie, les bras chargés de sacs de courses et de dossiers urgents. Et maintenant, il faudrait encore que je sois une cheffe étoilée ?

Je me surprends à marmonner : « Si tu veux du bœuf bourguignon, tu n’as qu’à demander à Scarlett de t’en préparer… »

Benjamin lève enfin les yeux. « Tu exagères, Élodie. Je dis juste que ça serait bien de changer un peu des pâtes ou du riz. »

Je ravale mes larmes. Ce n’est pas la première fois qu’il me fait ce reproche. Depuis quelques mois, il ne parle que des exploits culinaires de Scarlett : ses tartes rustiques, ses gratins dauphinois, ses soupes maison. Il oublie que Scarlett ne travaille pas en ce moment, qu’elle a une femme de ménage deux fois par semaine et une belle-mère qui vient garder le bébé. Moi, je jongle avec un emploi à temps plein, deux enfants turbulents et une maison qui ne cesse jamais d’être en désordre.

Le dîner se termine dans un silence pesant. Les enfants réclament un dessert ; je sors des yaourts nature du frigo. Benjamin soupire.

Plus tard, dans notre chambre, je m’effondre sur le lit. Je repense à ma mère qui, elle aussi, courait partout quand j’étais petite. Elle disait toujours : « On ne peut pas être partout à la fois. » Mais aujourd’hui, il semble qu’on doive tout faire parfaitement : être une mère attentive, une épouse dévouée, une professionnelle irréprochable… et maintenant une cuisinière inventive.

Le lendemain matin, alors que Benjamin part travailler sans un mot, Zoé me demande : « Maman, pourquoi papa est fâché ? »

Je lui caresse les cheveux. « Il n’est pas fâché, ma chérie. Il est juste… fatigué. »

Mais c’est moi qui suis fatiguée. Fatiguée d’être comparée. Fatiguée d’essayer de combler un vide que je n’ai pas créé.

Au bureau, je confie mes doutes à ma collègue Claire :

— Tu sais, Benjamin trouve que je ne cuisine pas assez varié… Il compare tout le temps avec Scarlett.
— Mais c’est ridicule ! Tu fais déjà tout à la maison !
— Oui mais… il ne voit que ce qui manque.
— Peut-être qu’il faudrait lui faire comprendre ce que tu vis vraiment.

Le soir même, je décide d’en parler à Benjamin. Après avoir couché les enfants, je m’assois en face de lui dans le salon.

— Benjamin… Tu sais que ça me blesse quand tu me compares à Scarlett ?
Il fronce les sourcils.
— Je ne voulais pas te blesser… C’est juste que j’aimerais qu’on mange mieux.
— Mais tu ne vois pas tout ce que je fais déjà ? Je travaille toute la journée, je gère les enfants… Je n’ai pas le temps ni l’énergie de passer des heures en cuisine !
Il soupire.
— Je comprends… Mais regarde Scarlett : elle y arrive bien.
Je sens la colère monter.
— Scarlett est en congé maternité ! Elle a du temps ! Et puis elle aime cuisiner ! Moi j’essaie juste de survivre à nos journées !
Benjamin reste silencieux. Je vois dans ses yeux qu’il ne comprend pas vraiment.

Les jours passent et rien ne change vraiment. Je continue à préparer des repas simples, rapides. Parfois je culpabilise ; parfois je me révolte intérieurement contre cette pression invisible qui pèse sur tant de femmes en France aujourd’hui.

Un samedi matin, alors que Benjamin est parti faire du vélo avec Jeffrey, je croise Scarlett au marché. Elle rayonne avec son bébé dans les bras.

— Salut Élodie ! Tu vas bien ?
— Bof… Dis-moi, comment tu fais pour cuisiner autant ?
Elle rit doucement.
— Franchement ? C’est ma façon de m’occuper pendant mon congé… Et puis j’ai beaucoup d’aide ! Tu sais, Jeffrey ne cuisine jamais…
Je souris tristement.
— Chez nous non plus…
Scarlett pose sa main sur mon bras.
— Tu sais, on fait toutes comme on peut. Ne te mets pas la pression pour ça.

Ses mots me réconfortent un instant. Mais le soir venu, Benjamin recommence :

— On pourrait inviter Jeffrey et Scarlett à dîner ? Comme ça tu pourrais leur demander quelques recettes…
Je sens mon cœur se serrer. J’ai envie de hurler : « Et toi, tu pourrais peut-être apprendre à cuisiner aussi ! » Mais je me retiens.

Ce soir-là, après avoir couché les enfants et rangé la cuisine seule une fois de plus, je m’assois devant la fenêtre ouverte sur la nuit nantaise. Je me demande : pourquoi tant d’hommes attendent-ils encore des femmes qu’elles portent seules le poids du foyer ? Pourquoi est-ce si difficile d’être reconnue pour ce qu’on fait déjà ?

Est-ce vraiment cela l’amour — devoir toujours prouver sa valeur dans l’ombre des autres ? Est-ce que d’autres femmes ressentent cette lassitude silencieuse ?