Où avons-nous échoué ?
— Tu ne comprends pas, maman ! Ce n’est plus comme à ton époque !
La voix de Paul résonne encore dans la cuisine, tranchante, presque désespérée. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, cherchant un peu de chaleur dans cette matinée glaciale de février à Lyon. Camille, sa compagne, détourne les yeux, gênée. Sur la table, des prospectus de voyages exotiques et des catalogues de meubles design s’entassent. Je les regarde, mon cœur serré.
— Paul, je ne veux pas te juger… Mais tu as trente ans. Tu pourrais penser à acheter un appartement au lieu de partir à Bali ou d’acheter une nouvelle enceinte connectée tous les six mois…
Il soupire, lève les yeux au ciel. Camille pose une main sur son bras.
— Hélène, on travaille dur tous les deux. On a le droit de se faire plaisir aussi…
Je me retiens de répondre trop sèchement. Je me souviens de nos débuts avec François, mon mari. Nous avons économisé sou à sou pour acheter notre petit deux-pièces à Villeurbanne. Pas de vacances pendant cinq ans, pas de sorties au restaurant. Juste le rêve d’un chez-nous. Et aujourd’hui ? J’ai l’impression que tout cela n’a plus aucun sens pour eux.
La porte claque. Paul est parti fumer sur le balcon. Camille me regarde avec tristesse.
— Il se sent incompris, vous savez…
Je hoche la tête, incapable de parler. Où avons-nous échoué ?
Le soir, j’en parle à François. Il hausse les épaules.
— On leur a tout donné. Peut-être trop. On voulait qu’il ait ce qu’on n’a pas eu…
Je repense à ces années où Paul était petit. Les cadeaux à Noël, les vacances à la mer même quand ce n’était pas raisonnable. Avons-nous confondu générosité et laxisme ?
Les jours passent et l’inquiétude grandit. Paul et Camille dépensent sans compter : vêtements de marque, dîners hors de prix, gadgets électroniques… Leur salaire file entre leurs doigts. Ils vivent dans un petit appartement en location, se plaignent du prix des loyers mais refusent de faire des sacrifices.
Un dimanche midi, alors que nous sommes réunis autour d’un poulet rôti, la tension explose.
— Tu ne comprends rien à notre génération ! s’emporte Paul. Tu crois que c’est facile d’acheter un appartement aujourd’hui ? Avec les prix à Lyon ?
— Ce n’est facile pour personne ! Mais il faut savoir faire des choix !
Camille intervient :
— On ne veut pas vivre frustrés comme vous l’avez été…
Je sens les larmes monter. Est-ce cela qu’ils pensent de nous ? Que notre vie n’a été qu’une longue frustration ?
Après le repas, je m’enferme dans ma chambre. Je relis les lettres que ma mère m’écrivait quand j’étais jeune : « L’argent ne tombe pas du ciel, il faut apprendre à le respecter. » J’ai essayé de transmettre cela à Paul… Mais ai-je vraiment réussi ?
Les semaines suivantes, la distance s’installe. Paul vient moins souvent. Quand il appelle, il parle vite, évite les sujets qui fâchent.
Un soir d’avril, il débarque sans prévenir.
— Maman… Je crois qu’on a fait une bêtise.
Il s’assied en face de moi, tête basse.
— On a pris un crédit pour une voiture neuve… Et maintenant on n’arrive plus à finir le mois.
Je sens la colère monter mais je me retiens. Je vois surtout sa détresse.
— Pourquoi tu ne m’as rien dit plus tôt ?
Il hausse les épaules.
— J’avais honte…
Je soupire. Je voudrais tant l’aider mais je sais que je ne dois pas tout régler à sa place.
— Paul… Tu dois apprendre à gérer ton argent. Ce n’est pas une question d’époque ou de génération. C’est une question de respect pour toi-même et pour ton avenir.
Il me regarde, les yeux humides.
— Tu crois qu’il est trop tard ?
Je prends sa main dans la mienne.
— Il n’est jamais trop tard pour changer.
Cette nuit-là, je dors mal. Je repense à toutes ces années où j’ai voulu lui éviter le manque, la frustration. Peut-être que c’est justement ce manque qui forge le caractère…
Quelques semaines plus tard, Paul et Camille annoncent qu’ils ont commencé à mettre de l’argent de côté chaque mois. Ils parlent d’un projet d’achat dans deux ou trois ans. Je sens un poids se lever de mes épaules.
Mais au fond de moi subsiste une question lancinante : est-ce que transmettre des valeurs suffit vraiment dans un monde qui change si vite ? Ou bien faut-il accepter que nos enfants trouvent leur propre chemin, même s’il est différent du nôtre ?
Et vous, pensez-vous qu’on peut vraiment apprendre à nos enfants à épargner… ou est-ce une leçon qu’ils doivent apprendre seuls ?