Mon Voisinage, Mon Fardeau : Jusqu’où Peut-On Aller Par Gentillesse ?

« Encore ce soir, Claire ? Je suis vraiment désolée, mais j’ai une réunion qui s’éternise… Tu pourrais garder Hugo jusqu’à 21h ? Il a déjà mangé, tu n’auras qu’à lui donner un yaourt. »

Je regarde mon téléphone, la voix de Madame Dubois résonne encore dans ma tête. Je suis dans ma cuisine, les mains tremblantes sur la casserole de pâtes. Hugo, huit ans, est déjà assis à ma table, les jambes qui balancent dans le vide. Il me sourit timidement. Je soupire.

Ce n’est pas la première fois. Au début, c’était exceptionnel : une urgence, un retard de train, un rendez-vous médical. J’ai dit oui sans hésiter. Après tout, on est voisins, et Hugo est un enfant adorable. Mais depuis quelques semaines, c’est devenu la norme. Trois soirs sur cinq, il mange chez moi. Parfois même le week-end.

« Tu veux du gruyère râpé, Hugo ? »

Il hoche la tête avec enthousiasme. Je lui sers une assiette bien garnie. Mon fils Paul, du même âge, ne dit rien mais je sens son agacement. Il n’a plus sa maman pour lui tout seul. Il partage tout : ses jouets, son goûter, sa chambre parfois… et maintenant sa mère.

Le repas se passe dans un silence gênant. Je tente de lancer une conversation :

— Alors Hugo, tu as eu une bonne journée à l’école ?

— Oui… On a fait du sport. J’ai gagné à l’épervier.

Paul lève les yeux au ciel. Je sens la tension monter en lui.

Après le dîner, je range la cuisine pendant que les garçons jouent dans le salon. J’entends des disputes étouffées :

— C’est MON camion !

— Mais ta maman a dit que je pouvais jouer avec !

Je ferme les yeux, lasse. Je n’ai plus d’énergie pour arbitrer.

À 21h15, Madame Dubois arrive enfin. Elle s’excuse à peine, récupère Hugo à la hâte et me lance :

— Tu es vraiment un ange, Claire ! Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.

La porte claque. Je m’effondre sur le canapé.

Mon mari, Thomas, rentre du travail tard ce soir-là. Il me trouve silencieuse.

— Encore Hugo ?

Je hoche la tête.

— Tu devrais lui dire que ça ne peut plus continuer comme ça.

Je baisse les yeux. J’ai peur de passer pour une mauvaise voisine, une égoïste. Et si elle se fâchait ? Et si tout l’immeuble me jugeait ?

Les jours passent et la situation empire. Un soir, Paul explose :

— Pourquoi c’est toujours Hugo qui mange ici ? C’est pas juste !

Je le prends dans mes bras. Il pleure de colère et de tristesse.

— Je suis désolée mon chéri…

Je me sens coupable envers mon propre fils. J’ai voulu aider mais j’ai oublié mes propres limites.

Le lendemain matin, je croise Madame Dubois sur le palier. Elle a l’air pressée mais sourit comme si de rien n’était.

— Claire ! Tu pourrais prendre Hugo ce soir ? J’ai un rendez-vous important…

Cette fois, je sens la colère monter en moi.

— Écoute, Sophie… Je veux bien aider de temps en temps mais là… ça devient trop fréquent. Paul en souffre et moi aussi.

Son sourire se fige. Elle rougit légèrement.

— Oh… Je ne voulais pas abuser… C’est juste que je n’ai personne d’autre…

Je prends une grande inspiration.

— Je comprends que ce soit difficile pour toi mais j’ai aussi ma famille à gérer. On peut trouver une autre solution ensemble ? Peut-être demander à d’autres voisins de temps en temps ?

Elle baisse les yeux.

— Oui… Tu as raison. Je vais essayer de m’organiser autrement.

Je rentre chez moi le cœur battant. J’ai peur d’avoir brisé quelque chose entre nous mais aussi soulagée d’avoir enfin posé une limite.

Le soir venu, Paul me saute dans les bras :

— Merci maman…

Je réalise alors que vouloir être gentille avec tout le monde m’a fait oublier l’essentiel : ma propre famille.

Depuis ce jour-là, les choses ont changé. Madame Dubois a trouvé une baby-sitter pour certains soirs et Hugo ne vient plus aussi souvent. Notre relation est plus distante mais plus saine.

Parfois je me demande : pourquoi est-ce si difficile de dire non ? Jusqu’où doit-on aller par gentillesse avant de s’oublier soi-même ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?