Mon père m’a ignoré toute mon enfance : aujourd’hui, il veut mon pardon
« Tu pourrais au moins me regarder quand je te parle ! » Ma voix tremble, résonnant dans le salon silencieux. Mon père, assis en face de moi, détourne les yeux vers la fenêtre, comme s’il cherchait une échappatoire dans la grisaille parisienne. Je serre les poings sur mes genoux, le cœur battant à tout rompre. Il est là, après tant d’années d’absence, et il me demande de lui pardonner. Mais comment pardonner à celui qui n’a jamais été là ?
Je m’appelle Camille, j’ai trente-deux ans, et je n’ai jamais eu de père. Enfin, pas vraiment. Jean-Luc était un fantôme dans notre appartement du 14ème arrondissement. Il partait tôt le matin, rentrait tard le soir, et quand il était là, il s’enfermait dans son bureau avec ses dossiers d’avocat. Ma mère, Hélène, faisait de son mieux pour combler le vide, mais elle était épuisée par ses doubles journées de caissière et de mère célibataire déguisée.
Je me souviens de mes anniversaires : des gâteaux faits maison, des bougies soufflées devant une chaise vide. « Papa travaille », disait maman en souriant tristement. À l’école, je mentais à mes copines : « Mon père voyage beaucoup pour le travail. » En réalité, il voyageait surtout loin de moi.
Les années ont passé. J’ai grandi avec ce manque, cette colère sourde qui me rongeait. J’ai appris à ne rien attendre de lui. À dix-huit ans, j’ai quitté la maison pour une petite chambre de bonne à Montreuil. Je n’ai pas pleuré en partant. Je me suis juré de ne jamais lui ressembler.
Mais aujourd’hui, il est là, devant moi. Il a vieilli. Ses cheveux sont plus gris que dans mes souvenirs, ses mains tremblent légèrement quand il attrape sa tasse de café. « Camille… Je sais que j’ai été un mauvais père », murmure-t-il enfin. Sa voix est rauque, étrangère. « Je voudrais… essayer de rattraper le temps perdu. »
Je ris, un rire amer qui me surprend moi-même. « Rattraper quoi ? Tu crois qu’on peut recoller les morceaux comme ça ? »
Il baisse la tête. Un silence pesant s’installe. Je sens la colère monter en moi, mêlée à une tristesse immense. J’aimerais crier, pleurer, lui dire tout ce que j’ai sur le cœur depuis des années.
« Tu sais ce que ça fait d’attendre quelqu’un qui ne viendra jamais ? » Ma voix se brise. « Tu sais ce que ça fait d’entendre les autres parler de leur père alors que le tien t’ignore ? »
Il ferme les yeux, comme s’il voulait disparaître. « Je suis désolé », souffle-t-il.
Désolé… Ce mot résonne dans ma tête comme une mauvaise blague. Désolé ne suffit pas à effacer les années de solitude, les fêtes de Noël sans lui, les bulletins scolaires signés à la va-vite sans un mot d’encouragement.
Je repense à toutes ces fois où j’aurais eu besoin de lui : quand j’ai eu mon premier chagrin d’amour, quand j’ai raté mon bac la première fois, quand maman est tombée malade et que j’ai dû tout gérer seule à vingt ans.
« Pourquoi maintenant ? » je demande d’une voix blanche.
Il hésite, puis lève enfin les yeux vers moi. « J’ai eu peur… Peur de ne pas être à la hauteur. Peur de te décevoir encore plus si j’essayais d’être présent… Et puis… » Il s’arrête, cherche ses mots. « J’ai appris que j’étais malade. »
Le sol se dérobe sous mes pieds. Une maladie ? Je sens la panique monter en moi malgré moi.
« Quel genre de maladie ? »
« Un cancer du pancréas… Les médecins ne sont pas très optimistes », avoue-t-il dans un souffle.
Je reste figée. J’aimerais ressentir de la compassion, mais c’est la colère qui l’emporte encore.
« Tu veux mon pardon parce que tu as peur de mourir ? »
Il secoue la tête, les larmes aux yeux. « Non… Je veux juste… partir en paix avec toi. »
Un silence lourd s’installe à nouveau. Je regarde cet homme brisé devant moi et je me demande si je suis capable d’offrir ce qu’il demande.
Le soir tombe sur Paris. Les lumières des voitures dessinent des ombres sur les murs du salon. Je repense à ma mère, à tout ce qu’elle a sacrifié pour moi. À toutes ces années où j’ai cru que je ne valais rien parce que mon père ne voulait pas de moi.
« Tu sais… » je murmure enfin, « le pardon, ce n’est pas un cadeau qu’on donne comme ça. Il faut le mériter… »
Il hoche la tête en silence.
Je ne sais pas si je pourrai lui pardonner un jour. Mais peut-être que je peux essayer de comprendre l’homme qu’il est devenu… Peut-être que je peux commencer par écouter son histoire.
En sortant de chez lui ce soir-là, je sens un poids sur ma poitrine mais aussi une étrange légèreté. Le chemin vers le pardon sera long – s’il existe vraiment.
Est-ce qu’on peut vraiment pardonner à ceux qui nous ont blessés si profondément ? Ou est-ce qu’on se condamne à porter cette douleur toute notre vie ? Qu’en pensez-vous ?