Mon mari, le frigo et moi : Chronique d’une guerre froide à la maison

— François ! Tu viens ENCORE de finir le fromage ?

Ma voix résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau à pain. Il est 22h43, la lumière du frigo éclaire son visage coupable. Il referme la porte doucement, comme s’il pouvait effacer la scène. Je le fixe, bras croisés, pieds nus sur le carrelage froid.

— Camille, je… j’avais faim. C’est tout.

C’est tout. Toujours la même excuse. Depuis des mois, chaque soir ressemble à une répétition du même sketch : moi qui planifie les repas, lui qui dévore tout ce qui traîne. Au début, j’en riais. Maintenant, je me surprends à compter les yaourts restants avant d’aller me coucher.

François n’a jamais eu de limites avec la nourriture. Sa mère, Odile, m’avait prévenue lors de notre premier dîner chez eux à Lyon : « Il a toujours eu un bon coup de fourchette, mon François ! » Mais je n’imaginais pas qu’il viderait le frigo comme on vide une tirelire.

Ce soir-là, je craque. Je pose la question qui me brûle les lèvres depuis des semaines :

— Tu te rends compte que tu manges tout ce que je prépare ? Que parfois je n’ai même pas le temps de goûter ce que j’ai cuisiné ?

Il baisse les yeux. Un silence gênant s’installe. Puis il tente l’humour :

— Tu sais bien que je t’aide à ne pas grossir !

Je serre les poings. Ce n’est pas drôle. Ce n’est plus drôle du tout.

Le lendemain matin, je me réveille avec une idée folle : acheter un cadenas pour le frigo. Je tape « cadenas pour frigo » sur mon téléphone. Les résultats me font sourire jaune : « Comment protéger vos aliments des gourmands », « Astuces pour éviter les vols dans le frigo familial »… Suis-je vraiment rendue là ?

Au travail, j’en parle à ma collègue Sophie pendant la pause café.

— Tu sais, Camille, chez moi c’est pareil avec mes ados. Mais avec un adulte…

Elle éclate de rire, puis se reprend en voyant mon air sérieux.

— Tu devrais lui en parler franchement. Peut-être qu’il y a autre chose derrière tout ça ?

Autre chose ? Je rentre chez moi en ruminant cette idée. Le soir venu, je trouve François devant la télé, un paquet de chips à la main.

— On peut parler ?

Il pose le paquet sur la table basse.

— Écoute, François… Je ne comprends pas pourquoi tu manges autant. Est-ce que tu vas bien ? Est-ce que tu es stressé ?

Il soupire longuement.

— Je ne sais pas… Depuis que j’ai perdu mon boulot à l’usine, j’ai l’impression de ne servir à rien. Manger… ça me calme. Ça me donne l’impression d’exister encore un peu.

Je reste sans voix. Je n’avais pas vu venir cette confession. Moi qui croyais qu’il ne pensait qu’à son estomac…

— Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

— J’avais honte. Je ne voulais pas t’inquiéter.

Je m’assois près de lui. Je prends sa main dans la mienne. Soudain, le frigo n’est plus l’ennemi. Il devient le symbole de tout ce qu’on ne se dit pas.

Les jours suivants, on essaie d’en parler plus souvent. On cuisine ensemble. On fait les courses à deux. Parfois il craque encore — mais il me prévient avant de finir la mousse au chocolat.

Un soir, alors que je range les courses dans le frigo flambant neuf (on a profité des soldes), il me lance :

— Tu crois qu’on va devoir mettre un cadenas cette fois ?

Je ris enfin, sincèrement.

Mais au fond de moi, je me demande : Combien de couples se disputent pour des broutilles sans jamais parler du vrai problème ? Et vous, avez-vous déjà vécu ce genre de guerre froide à la maison ?