« Mes enfants m’ont oubliée : le cri d’une mère épuisée »
— Tu ne comprends donc pas, Lucie ? Je n’en peux plus !
Ma voix tremble dans la cuisine, résonnant contre les carreaux froids. Lucie, ma fille, me regarde à peine, absorbée par son téléphone. Paul, mon fils, n’est même pas venu ce dimanche. Encore une fois. Je serre la nappe entre mes doigts, la gorge nouée par la colère et la tristesse.
J’ai 72 ans. J’ai élevé mes enfants seule pendant des années après le décès brutal de mon mari, Jean-Pierre. Il y a vingt ans déjà… Je me revois encore, debout à l’aube, préparant les tartines, vérifiant les cartables, courant après le temps pour qu’ils ne manquent de rien. J’ai sacrifié mes rêves, mes économies, mes nuits. Pour eux.
Aujourd’hui, je vis dans cette grande maison vide à Angers. Les murs résonnent du silence. Les photos de famille jaunissent sur le buffet. Lucie habite à Nantes, Paul à Paris. Ils ont leur vie, leur travail, leurs enfants. Mais moi ? Je ne suis plus qu’une voix au bout du fil, un message vocal auquel on répond « plus tard ».
Ce matin-là, j’ai craqué. J’ai appelé Lucie :
— Tu pourrais venir m’aider ce week-end ? J’ai du mal avec le jardin…
— Maman, tu sais bien que j’ai les petits et que Marc travaille tard…
Toujours la même rengaine. Paul ? Il ne répond même plus à mes messages.
J’ai passé l’après-midi à pleurer dans ma chambre. J’ai pensé à vendre la maison. À tout liquider. Pourquoi garder ce patrimoine pour des enfants qui ne viennent jamais ? Pourquoi m’accrocher à ces souvenirs si douloureux ?
Le lendemain, j’ai pris une décision. J’ai réuni Lucie et Paul autour d’un café — non sans mal.
— Je vais vendre la maison. Avec l’argent, j’irai en maison de retraite. Vous n’aurez rien. Je n’en peux plus d’être seule et de tout gérer.
Lucie a éclaté :
— Mais maman ! Tu ne peux pas faire ça ! C’est notre maison d’enfance !
Paul a haussé les épaules :
— Si tu penses que c’est mieux pour toi…
J’ai senti mon cœur se briser un peu plus. Comment peuvent-ils être aussi indifférents ? Ont-ils oublié toutes ces années où je me suis battue pour eux ?
Les jours suivants, Lucie m’a appelée plus souvent. Elle a proposé de venir un week-end sur deux. Paul a promis de passer à Noël. Mais je sens bien que ce n’est pas par envie, mais par peur de perdre l’héritage.
Un soir, j’ai croisé ma voisine, Madame Lefèvre, dans la rue.
— Vous savez, Hélène, mes enfants aussi m’ont oubliée… On n’est pas seules.
Ses mots m’ont réconfortée autant qu’ils m’ont bouleversée. Combien sommes-nous en France à vivre cette solitude imposée ? À être réduites à des « charges » ou des « problèmes » ?
Je repense à Jean-Pierre. Lui aurait su trouver les mots pour ramener nos enfants à la raison. Moi, je me sens impuissante.
La semaine dernière, j’ai visité une maison de retraite à Saumur. Les couloirs sentaient la soupe et la lavande. Les pensionnaires jouaient aux cartes sous le regard fatigué des aides-soignantes. J’ai eu peur. Peur de finir mes jours entourée d’inconnus, loin de tout ce que j’ai construit.
Mais ai-je le choix ?
Hier soir, Lucie m’a appelée en larmes :
— Maman, je suis désolée… Je ne me rends pas compte parfois… Je t’aime tu sais.
J’ai pleuré aussi. Mais je sais que rien ne sera plus comme avant.
Aujourd’hui, je regarde par la fenêtre le jardin envahi par les mauvaises herbes. Je me demande si j’aurais dû être plus dure plus tôt, ou si c’est la société qui nous pousse à l’oubli des anciens.
Est-ce cela vieillir en France ? Être invisible aux yeux de ceux qu’on aime le plus ?
Et vous… Que feriez-vous à ma place ? Est-ce vraiment égoïste de vouloir exister encore un peu dans le cœur de ses enfants ?