Maman préfère l’amour à ses petits-enfants : le dilemme d’une fille débordée
« Tu pars encore ce soir ? » Ma voix tremble, oscillant entre la supplication et la colère. Maman enfile son manteau beige, celui qu’elle porte toujours pour ses rendez-vous. Elle ne me regarde pas. « Claire, tu sais bien que j’ai le droit de vivre aussi. »
Je serre les poings. Les enfants jouent dans le salon, insouciants. Je suis fatiguée, lessivée par des semaines sans répit. Depuis sa retraite, maman a changé. Avant, elle venait chercher Paul à l’école, gardait Lucie pendant mes réunions tardives. Mais depuis quelques mois, elle s’est inscrite sur un site de rencontres – « pour voir », disait-elle au début. Maintenant, elle sort presque tous les soirs. Dîners, expositions, balades sur les quais de la Seine… Et moi, je me retrouve seule à jongler entre mon boulot d’infirmière et mes deux tornades.
« Tu pourrais au moins m’aider ce soir, Lucie a de la fièvre… »
Elle soupire, s’arrête dans l’entrée. « Claire, je t’ai élevée seule. J’ai sacrifié mes sorties, mes amours, tout pour toi. Maintenant c’est mon tour. »
Ses mots me frappent comme une gifle. Je me souviens de mon enfance : maman qui rentrait tard du travail, les soirs où elle s’endormait sur le canapé, épuisée. Mais aujourd’hui, j’ai besoin d’elle. Pourquoi ne comprend-elle pas ?
Je ferme la porte derrière elle plus fort que je ne l’aurais voulu. Les enfants accourent. « Où est mamie ? » demande Paul.
« Elle avait quelque chose à faire », je marmonne.
La nuit est longue. Lucie pleure, sa fièvre monte. Je pense à maman, à son sourire retrouvé, à ses messages sur WhatsApp : « J’ai rencontré un homme formidable ! » ou « Ce soir je vais au théâtre avec Michel ». Je devrais être heureuse pour elle. Mais je suis jalouse. Jalouse de ces inconnus qui lui volent son temps, jalouse de sa liberté retrouvée alors que je m’enfonce dans la routine.
Le lendemain matin, je l’appelle. « Maman, il faut qu’on parle. »
Elle arrive une heure plus tard, maquillée, fraîche comme une rose. Je suis en pyjama, cernes sous les yeux.
« Claire… » commence-t-elle.
Je craque : « Tu ne comprends pas ! J’ai besoin de toi ! Je ne peux pas tout faire toute seule ! »
Elle s’assoit en face de moi, prend ma main. « Je comprends que tu sois fatiguée. Mais j’ai passé trente ans à m’oublier pour toi. J’ai envie d’exister autrement maintenant. »
Je pleure en silence. Elle continue : « Tu n’es pas seule, tu as Antoine… »
Je secoue la tête : « Antoine travaille tard, il n’est jamais là avant 20h… »
Un silence lourd s’installe.
« Tu veux que je sois malheureuse pour t’aider ? » demande-t-elle doucement.
Je ne sais plus quoi répondre. Est-ce égoïste de vouloir qu’elle soit là pour moi ? Ou est-ce elle qui l’est en pensant d’abord à elle ?
Les jours passent et la tension ne retombe pas. Paul fait une crise à l’école ; Lucie refuse de manger. Je me sens coupable de leur transmettre mon stress.
Un soir, alors que je couche les enfants, Paul me demande : « Pourquoi mamie ne vient plus nous voir ? Elle ne nous aime plus ? »
Mon cœur se serre. Comment expliquer à un enfant que l’amour peut prendre d’autres formes ? Que mamie a le droit d’être heureuse sans nous ?
Je décide d’écrire une lettre à maman. Je lui parle de ma fatigue, de ma peur de ne pas être à la hauteur, de mon sentiment d’abandon. Je lui dis aussi que je comprends son besoin de vivre autre chose.
Elle me répond par un SMS : « Viens dîner demain chez moi, sans les enfants. On doit parler toutes les deux. »
Le lendemain soir, j’arrive chez elle. La table est dressée avec soin ; une bougie brûle doucement.
« Claire », dit-elle en me serrant dans ses bras, « je t’aime plus que tout. Mais j’ai besoin de cette liberté pour ne pas étouffer. Je veux être une bonne mère et une bonne grand-mère… mais aussi une femme heureuse. »
Nous parlons longtemps. Nous pleurons aussi.
Nous trouvons un compromis : elle viendra garder les enfants un soir par semaine – pas plus – et je chercherai une baby-sitter pour les autres soirs.
Ce n’est pas parfait. Mais c’est un début.
En rentrant chez moi ce soir-là, je me demande : pourquoi est-ce si difficile d’accepter que nos parents aient leur propre vie ? Est-ce que j’arriverai un jour à ne plus attendre d’elle ce qu’elle n’a plus envie de donner ?
Et vous… jusqu’où iriez-vous pour garder vos parents près de vous ?