Ma mère refuse de garder mes enfants : le poids d’une solitude invisible

« Non, Claire, je t’ai déjà dit que je ne pouvais pas garder les enfants ce soir. »

La voix de ma mère résonne encore dans l’entrée, froide et tranchante comme une lame. Je serre les poings sur la poignée de la porte, tentant de retenir les larmes qui me montent aux yeux. Derrière moi, Léa, six ans, tire sur ma manche : « Maman, on mange quoi ce soir ? »

Je n’ai pas la force de répondre. Depuis la mort de Paul, il y a un an et demi, chaque journée est un combat. Je me revois encore à l’hôpital, tenant sa main glacée, priant pour un miracle qui n’est jamais venu. Notre petit dernier, Hugo, n’avait que six mois. Aujourd’hui, il marche déjà, mais il ne connaîtra jamais le rire de son père.

Après l’enterrement, mon frère Thomas a été là. Il venait tous les soirs, déposait des sacs de courses, jouait avec les enfants pendant que je m’effondrais dans la salle de bain. Mais il a aussi sa vie, sa femme, ses deux filles. Au bout de six mois, il m’a dit : « Claire, je ne peux plus venir tous les jours. Il faut que tu trouves une solution. »

Une solution… Comme si c’était facile. J’ai cherché du travail partout à Reims. J’ai fini par décrocher un poste de caissière à mi-temps dans un supermarché du centre-ville. Le salaire est maigre, mais c’est mieux que rien. Sauf que les horaires changent tout le temps et que la crèche refuse Hugo après 18h.

J’ai supplié ma mère. Elle habite à dix minutes à pied. Elle est en retraite depuis deux ans. Mais elle refuse catégoriquement : « J’ai élevé mes enfants, maintenant c’est mon tour de profiter ! » Elle part en randonnée avec ses amies, fait du yoga le mardi matin et du bridge le jeudi après-midi. Elle me regarde avec ce mélange d’agacement et de pitié qui me donne envie de hurler.

Un soir, alors que j’arrivais en retard à la maison après une journée éreintante, j’ai trouvé Léa assise devant la porte avec Hugo dans les bras. La nourrice était partie depuis vingt minutes. J’ai eu peur comme jamais. Et j’ai pleuré toute la nuit.

Le lendemain, j’ai tenté une dernière fois :
— Maman, s’il te plaît… Juste une heure ou deux par semaine…
Elle a soupiré :
— Tu dois apprendre à te débrouiller seule, Claire. On ne peut pas toujours compter sur les autres.

Je suis rentrée chez moi en claquant la porte. Les enfants m’ont regardée avec leurs grands yeux inquiets. Je me suis sentie minable.

Depuis, je jongle avec des baby-sitters trouvées sur Internet, souvent des étudiantes qui annulent au dernier moment ou qui coûtent trop cher pour mon budget serré. Parfois je dois emmener Hugo au travail et supplier ma responsable de le laisser dormir dans la salle de pause.

Les factures s’accumulent sur la table du salon. L’APL ne suffit pas à couvrir le loyer. Je saute des repas pour que les enfants aient assez dans leurs assiettes. Je dors mal, je fais des cauchemars où Paul me reproche de ne pas tenir le coup.

Un dimanche matin, alors que je prépare des tartines pour Léa et Mathis, mon téléphone sonne : c’est ma mère.
— Tu viens déjeuner ce midi ?
Je reste muette quelques secondes.
— Non merci, maman. On a des choses à faire.
Je raccroche avant qu’elle ne réponde. Je sens la colère monter en moi. Pourquoi refuse-t-elle de m’aider ? Est-ce moi qui ai trop attendu d’elle ?

Au parc cet après-midi-là, je croise Sophie, une autre maman solo du quartier.
— Tu sais Claire, ma mère non plus ne veut pas garder mes enfants… C’est comme si notre génération devait tout porter seule.
On se regarde en silence. Je sens mes larmes couler malgré moi.

Le soir venu, j’observe mes enfants endormis dans leur chambre partagée. Je pense à toutes ces femmes qui galèrent comme moi, invisibles aux yeux du monde. À toutes ces mères qui refusent d’être des grands-mères « utiles » parce qu’elles veulent enfin vivre pour elles-mêmes.

Est-ce égoïste ? Ou est-ce simplement leur droit ?

Et moi… jusqu’où tiendrai-je avant de m’effondrer ? Est-ce que la famille n’est plus ce refuge qu’on nous promettait ?

Dites-moi… Est-ce que vous aussi vous avez déjà ressenti cette solitude-là ? Est-ce qu’on peut vraiment tout affronter seule ?