Liens du sang : Quand ma nièce m’a demandé la poussette de mon fils, tout a explosé
« Tu pourrais bien me prêter la poussette de Louis, non ? Tu sais que ça m’aiderait vraiment… »
La voix de ma nièce Camille résonne encore dans ma tête. Nous étions assises dans la cuisine de ma mère, un dimanche après-midi, entourées du bruit des casseroles et des rires d’enfants qui jouaient dans le jardin. Mais à cet instant précis, tout s’est figé pour moi. J’ai senti mon cœur se serrer, mes mains devenir moites. Je savais que cette demande n’était pas anodine.
Louis, mon fils unique, venait d’avoir deux ans. Depuis sa naissance, j’avais tout fait pour lui offrir ce que je n’avais pas eu enfant : stabilité, confort, et surtout, la sensation d’être désiré. La poussette, ce n’était pas qu’un objet. C’était le symbole de mes efforts, de mes nuits blanches à comparer les modèles sur Internet, de mes économies mises de côté chaque mois pour lui acheter ce qu’il y avait de mieux. Et voilà que Camille, ma nièce de vingt ans à peine, enceinte de son premier enfant, me demandait de la lui donner.
« Je… je ne sais pas, Camille. Louis en a encore besoin », ai-je balbutié, gênée par le regard insistant de ma sœur, Hélène, qui n’a pas tardé à intervenir.
« Franchement Claire, tu pourrais faire un effort. Camille n’a pas tes moyens. Elle galère avec Paul, ils sont à peine installés… »
J’ai senti la colère monter. Pourquoi fallait-il toujours que ce soit moi qui cède ? Pourquoi mon sens pratique et mon organisation étaient-ils perçus comme de l’égoïsme ?
Le repas s’est poursuivi dans une tension palpable. Ma mère a tenté de détendre l’atmosphère en servant une tarte aux pommes, mais personne n’a touché à son assiette. Louis est venu se blottir contre moi, inconscient du tumulte qui grondait autour de lui.
Le soir même, en rentrant chez moi à Nantes, j’ai repensé à cette scène. J’ai ouvert le placard où était rangée la poussette. Je l’ai caressée du bout des doigts, me rappelant les promenades au parc de Procé, les siestes improvisées sous les arbres…
Mon mari, Julien, m’a trouvée là, perdue dans mes pensées.
« Tu veux en parler ? »
J’ai haussé les épaules. « Je ne comprends pas pourquoi tout le monde pense que je dois tout donner sous prétexte que j’ai mieux réussi… »
Il a souri tristement. « Parce que tu es forte. Mais tu as le droit de penser à toi aussi. »
Les jours suivants ont été un enfer. Les messages se sont enchaînés sur le groupe WhatsApp familial :
— « Claire, tu pourrais être plus solidaire ! »
— « Camille est ta nièce, tu devrais l’aider ! »
— « Tu as oublié d’où tu viens ? »
J’ai fini par couper le son du groupe. Mais la culpabilité me rongeait. Et si j’étais vraiment devenue égoïste ?
Un soir, alors que je couchais Louis, il m’a regardée avec ses grands yeux bleus et m’a dit : « Maman, pourquoi tu es triste ? »
J’ai failli pleurer. Comment lui expliquer que l’amour familial pouvait parfois faire mal ? Que vouloir protéger ce qu’on a construit pouvait être mal vu ?
J’ai repensé à mon enfance en banlieue parisienne. À ces Noëls où on se partageait les cadeaux d’occasion. À la fierté de ma mère quand elle réussissait à nous offrir un vélo d’occasion repeint par mon père. Avais-je oublié d’où je venais ?
Le week-end suivant, j’ai invité Camille chez moi. Elle est arrivée fatiguée, les traits tirés par la grossesse et l’angoisse.
« Je suis désolée si je t’ai mise mal à l’aise », a-t-elle murmuré en baissant les yeux.
Je me suis assise en face d’elle.
« Tu sais Camille… Ce n’est pas la poussette qui compte vraiment. C’est tout ce qu’elle représente pour moi. Mais je comprends ta situation. Et je veux t’aider… mais pas en me forçant à renoncer à ce qui compte pour moi. »
Elle a souri faiblement.
« Je comprends… Je crois que j’aurais réagi pareil à ta place. »
Nous avons parlé longtemps ce jour-là. De nos peurs, de nos rêves pour nos enfants. J’ai proposé de l’accompagner dans les magasins d’occasion pour trouver une poussette adaptée à ses besoins et à son budget. Ensemble, nous avons trouvé un modèle solide et confortable.
La famille n’a pas compris tout de suite mon choix. Certains m’en veulent encore aujourd’hui. Mais Camille et moi avons tissé un lien plus fort que jamais.
Parfois, je regarde Louis jouer avec sa cousine et je me dis que la solidarité ne se mesure pas à ce qu’on donne matériellement, mais à la façon dont on accompagne ceux qu’on aime dans leurs épreuves.
Ai-je eu raison de ne pas céder à la pression familiale ? Est-ce que penser à soi est forcément un acte d’égoïsme ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?