Le silence de mon petit-fils : une lettre jamais reçue

« Paul, tu as reçu mon virement ? » Ma voix tremble un peu au téléphone, mais je n’entends que le silence en retour. C’est la troisième fois ce mois-ci que je compose son numéro, espérant entendre sa voix, même fatiguée ou distraite. Mais rien. Je raccroche, le cœur serré, les yeux humides.

Je m’appelle Madeleine, j’ai 74 ans, et j’habite à Angers depuis toujours. Deux fois par an, à Noël et à la rentrée universitaire, j’envoie un petit virement à chacun de mes trois petits-enfants : Paul, l’aîné, et ses deux sœurs, Camille et Lucie. Les filles m’appellent toujours dans la journée. « Merci Mamie ! » s’exclame Camille, « Je vais m’acheter ce livre dont je t’ai parlé ! » Lucie, elle, m’envoie même parfois une photo de son achat : un pull bleu ou un carnet à spirales. Mais Paul… rien. Pas un message, pas un appel, pas même un mail.

Au début, je me disais qu’il était simplement distrait. Les garçons ne sont pas toujours très démonstratifs, pensai-je. Mais au fil des années, ce silence est devenu une blessure sourde. Je me surprends à guetter le facteur, à espérer une carte postale ou un mot griffonné sur Messenger. En vain.

Un dimanche de mars, lors d’un déjeuner familial chez ma fille Sophie — la mère de Paul — je prends mon courage à deux mains. La table est bruyante, les enfants rient, mais je sens une tension sourde entre Sophie et moi. Après le dessert, alors que tout le monde s’affaire dans la cuisine, j’aborde le sujet avec elle.

— Sophie, tu sais si Paul a reçu mon virement ?

Elle soupire, détourne les yeux.

— Oui maman, il l’a reçu… Mais tu sais comment il est. Il n’est pas très… communicatif.

— Mais enfin ! Même un petit message…

— Il est débordé par ses études, tu sais. Et puis… il n’a jamais été très proche de la famille.

Je sens une pointe d’agacement dans sa voix. Je ravale mes larmes et change de sujet. Mais la nuit suivante, je dors mal. Je repense à Paul bébé dans mes bras, à ses premiers pas dans mon jardin, à nos après-midis Monopoly quand il avait dix ans. Où est passé ce petit garçon qui me serrait la main si fort ?

Les semaines passent. Je tente d’oublier cette histoire mais chaque fois que je vois Camille ou Lucie — qui passent me voir régulièrement — la blessure se ravive. Un jour de mai, Camille arrive avec un gâteau au chocolat.

— Mamie, tu sais que Paul va mal en ce moment ?

Je sursaute.

— Comment ça ?

— Il ne parle à personne… Il reste enfermé dans sa chambre à Paris. Il dit qu’il n’a pas envie de parler à la famille.

Je sens mon cœur se serrer. Est-ce moi qui ai fait quelque chose de mal ? Est-ce l’argent qui le gêne ? Ou bien a-t-il honte de quelque chose ?

Je décide alors d’écrire une lettre à Paul. Une vraie lettre manuscrite comme autrefois.

« Mon cher Paul,
Je t’écris parce que tu me manques. Je ne veux pas te déranger ni t’imposer quoi que ce soit. Je veux juste savoir si tu vas bien. L’argent que je t’envoie n’est pas une obligation ; c’est ma façon de te dire que je pense à toi et que je t’aime. Si tu préfères que j’arrête, dis-le-moi simplement. Je serai toujours là pour toi.
Ta Mamie qui t’aime »

Je poste la lettre le lendemain matin avec une boule au ventre. Les jours passent sans réponse. Puis un samedi soir, alors que je regarde « Des Racines et des Ailes », mon téléphone vibre.

Un message WhatsApp :
« Salut Mamie. Merci pour ta lettre… Je suis désolé de ne pas avoir donné de nouvelles. J’ai du mal en ce moment avec la fac et tout ça… Je ne sais pas trop quoi dire parfois. Merci pour tout ce que tu fais pour moi. Je t’embrasse fort. Paul »

Je relis le message plusieurs fois, les larmes aux yeux. Ce n’est pas grand-chose mais c’est déjà beaucoup pour moi.

Le lendemain, j’en parle à Sophie.

— Tu vois maman ? Il a juste besoin de temps…

Mais au fond de moi, je me demande si ce fossé entre générations n’est pas en train de s’élargir inexorablement. Est-ce la société qui veut ça ? Ou bien avons-nous raté quelque chose dans notre façon d’aimer nos enfants et petits-enfants ?

Aujourd’hui encore, quand je pense à Paul et à son silence, je me demande : faut-il continuer à donner sans rien attendre en retour ? Ou bien dois-je apprendre à accepter ce nouveau langage du silence ? Qu’en pensez-vous ?