Le Frigo Vide, le Cœur Plein de Questions : Chronique d’une Mère Française

— Tu pourrais au moins sortir les poubelles, non ?

Ma voix tremble, plus de lassitude que de colère. Je suis debout dans la cuisine, le sac dégoulinant à la main, et mon fils, Benoît, 32 ans, me regarde à peine depuis le canapé. Il a encore ce regard absent, celui qu’il réserve à ses écrans. Il hausse les épaules, marmonne un « plus tard » qui signifie « jamais ».

Je m’appelle Mireille. J’ai 61 ans, et je vis à Tours avec mon mari Gérard et… notre fils adulte. Je dis « adulte », mais parfois j’ai l’impression d’avoir encore un adolescent à la maison. Le frigo est vide tous les deux jours. Les yaourts, les compotes, le pain frais — tout disparaît comme par magie. Gérard et moi plaisantons parfois : « On a un poltergeist affamé ! » Mais la blague ne fait plus rire depuis longtemps.

Benoît travaille dans l’informatique. Enfin, il travaille… Il passe ses journées devant son ordinateur, en pyjama, à répondre à des mails ou à coder je ne sais quoi. Il ne sort presque jamais. Les rares fois où il met le nez dehors, c’est pour aller chercher un kebab ou des chips au Carrefour City du coin. Il pèse plus de 110 kilos maintenant. Je m’inquiète pour sa santé, mais chaque tentative d’en parler se termine en dispute.

Un soir, alors que Gérard rentre du travail — il est encore prof de maths au lycée — il me trouve en train de pleurer dans la cuisine.

— Tu vas te rendre malade à force de t’inquiéter, Mireille…
— Mais regarde-le ! Il ne vit pas, il végète ! On ne peut pas continuer comme ça…

Gérard soupire. Lui aussi est fatigué. On s’était imaginé voyager une fois à la retraite, profiter du calme… Mais comment partir l’esprit tranquille en laissant Benoît seul ici ?

Le lendemain matin, je tente une approche différente. Je frappe doucement à la porte de sa chambre.

— Benoît ? Tu veux qu’on prenne un café ensemble ?

Il grogne quelque chose d’incompréhensible. J’entre quand même. L’odeur de renfermé me prend à la gorge. Il y a des emballages partout, des canettes vides sous le bureau.

— Tu sais… J’ai vu que la mairie organisait un atelier cuisine ce week-end. Ça pourrait être sympa d’y aller ensemble ?

Il me lance un regard noir.

— Tu veux encore me faire la morale sur ce que je mange ?
— Non… Je veux juste passer du temps avec toi.

Il détourne les yeux. Je sens que je perds pied.

Le soir même, Gérard propose une réunion de famille. On s’assied tous les trois autour de la table du salon.

— Benoît, il faut qu’on parle sérieusement. Tu ne peux pas continuer comme ça indéfiniment… Tu as 32 ans, tu as un travail stable. Pourquoi tu ne cherches pas un appartement ?

Benoît serre les poings.

— Vous croyez que c’est facile ? Avec les loyers à Tours ? Et puis… Je suis bien ici.
— Mais tu ne rencontres personne ! Tu ne fais rien !
— Et alors ? Vous voulez que je parte juste pour partir ? Pour finir seul dans un studio minable ?

Le ton monte. Je sens mon cœur se serrer.

— Ce n’est pas une question d’argent ou de confort, Benoît… C’est ta vie ! Tu ne peux pas rester enfermé ici toute ta vie !

Il se lève brusquement et claque la porte de sa chambre.

Cette nuit-là, je dors mal. Je repense à toutes ces années où j’ai voulu le protéger du monde extérieur : les moqueries à l’école parce qu’il était « gros », les crises d’angoisse avant chaque rentrée… Ai-je trop couvé mon fils ? L’ai-je empêché de devenir adulte ?

Les jours passent. Le silence s’installe entre nous. Gérard fait semblant de ne rien voir ; moi, je guette le moindre signe d’ouverture chez Benoît.

Un dimanche matin, alors que je prépare le petit-déjeuner, il s’assied en face de moi sans un mot. Il a l’air fatigué, mais quelque chose a changé dans son regard.

— Maman… Tu crois que je pourrais trouver quelqu’un qui m’aime comme je suis ?

Je sens mes yeux s’embuer.

— Bien sûr que oui… Mais il faut que tu t’aimes un peu aussi.

Il hoche la tête. Un silence lourd tombe entre nous, mais il n’est plus hostile. Peut-être qu’on a touché le fond pour mieux remonter.

Quelques semaines plus tard, Benoît accepte d’aller voir une diététicienne avec moi. Il commence à sortir marcher le soir. Il râle toujours autant, mais il essaie. Un jour, il me montre une application de rencontres sur son téléphone.

— Tu crois que ça marche vraiment ces trucs-là ?
— Il n’y a qu’une façon de le savoir…

Je souris. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai l’impression que tout n’est pas perdu.

Mais parfois je me demande : où est la limite entre aider et étouffer ceux qu’on aime ? Est-ce qu’on peut vraiment pousser quelqu’un à voler de ses propres ailes sans lui briser le cœur — ou le sien ? Qu’en pensez-vous ?