Le Dîner du Dimanche : Quand le Rôti Devient un Tabou

« Non, Françoise, je t’en prie, pas de côtes de porc ce dimanche. »

La voix de Camille résonne encore dans ma tête alors que je tourne nerveusement autour de ma table en bois massif, héritée de ma mère. Je serre le torchon entre mes mains, cherchant à contenir la colère qui monte. Depuis qu’elle a épousé mon fils Julien, chaque repas de famille ressemble à une épreuve. Mais ce dimanche-là, c’est la goutte d’eau.

Je me revois, petite fille, aidant Maman à préparer le rôti du dimanche. L’odeur du porc qui rôtit au four, les pommes de terre dorées, la sauce au thym… C’était notre rituel, notre façon de dire « je t’aime » sans mots. Aujourd’hui, Camille balaie tout cela d’un revers de main, au nom de la santé et du bien-être. « Le porc, c’est mauvais pour le cœur », répète-t-elle, comme si elle récitait une leçon apprise sur Internet.

Julien, mon fils unique, baisse les yeux. Il ne dit rien. Il ne dit jamais rien. Je sens bien qu’il est tiraillé entre sa mère et sa femme. Mais moi ? Qui pense à moi ?

Le dimanche suivant, j’ose timidement proposer : « Et si on faisait un petit rôti ? Juste cette fois… »

Camille me lance un regard glacial. « Je préfère qu’on évite. Tu sais bien que je fais attention à ce qu’on mange. »

Le silence s’installe. Mon mari, Gérard, tente de détendre l’atmosphère : « On pourrait faire du poulet ? »

Mais ce n’est pas pareil. Ce n’est pas notre tradition. Je sens les larmes me monter aux yeux mais je ravale ma fierté. Je ne veux pas passer pour la belle-mère acariâtre.

Le repas se déroule dans une ambiance tendue. Les enfants chipotent leur assiette de légumes vapeur. Même le dessert – une tarte aux pommes – semble avoir perdu sa saveur.

Après leur départ, Gérard soupire : « Tu sais, il faut vivre avec son temps… »

Mais comment vivre sans ses racines ? Sans ces petits plaisirs qui font la saveur de la vie ?

Les semaines passent et la situation empire. Camille apporte parfois ses propres plats : quinoa, tofu, légumes bio… Elle regarde mon gratin dauphinois comme s’il était empoisonné. Je me sens jugée, rejetée dans ma propre maison.

Un soir, alors que je débarrasse la table seule – Camille est partie coucher les enfants – Julien s’approche.

« Maman… tu pourrais faire un effort pour Camille ? Elle veut juste qu’on mange plus sainement… »

Je m’effondre : « Et moi ? Qui fait un effort pour moi ? Pour nos souvenirs ? Pour tout ce que j’ai transmis ? »

Julien me prend la main : « Je comprends… Mais on ne peut pas rester bloqués dans le passé non plus. »

Je passe la nuit à ressasser ces mots. Suis-je vraiment une vieille femme dépassée ? Est-ce mal d’aimer ce qu’on a toujours connu ?

Le dimanche suivant, je décide d’inviter Camille à cuisiner avec moi. Peut-être qu’en partageant un moment en cuisine, on trouvera un terrain d’entente.

« Camille, tu veux bien m’aider à préparer le repas ? »

Elle hésite puis accepte. Nous épluchons des légumes côte à côte. J’essaie d’engager la conversation :

« Tu sais, chez nous, le porc c’était sacré… Mais je comprends que tu veuilles faire attention à la santé des enfants. Peut-être qu’on pourrait trouver un compromis ? »

Elle me regarde enfin dans les yeux : « Je ne veux pas t’empêcher d’être toi-même, Françoise. Mais j’ai vu mon père souffrir du cholestérol… J’ai peur pour Julien et les petits. »

Pour la première fois, je perçois sa vulnérabilité derrière ses principes rigides.

Nous décidons alors de préparer un plat moitié-moitié : une blanquette de veau pour elle et une petite cocotte de porc pour ceux qui le souhaitent. Le repas se passe mieux. Les enfants rient à nouveau.

Mais au fond de moi, une blessure demeure. J’ai l’impression d’avoir perdu quelque chose d’essentiel.

Les dimanches suivants, chacun apporte un plat qui lui tient à cœur. On découvre les recettes de Camille – parfois surprenantes mais savoureuses – et elle goûte timidement à mes plats traditionnels.

Un soir d’été, alors que nous partageons une tarte salée sur la terrasse, Camille me confie : « Merci d’avoir essayé… Je sais que ce n’est pas facile pour toi non plus. »

Je souris tristement : « La famille, c’est fait pour s’adapter… Mais parfois j’ai peur qu’à force de changer on oublie qui on est vraiment. »

Aujourd’hui encore, je me demande : faut-il renoncer à ses traditions pour faire plaisir à ceux qu’on aime ? Ou peut-on vraiment concilier passé et présent sans se perdre en chemin ? Qu’en pensez-vous ?