Je suis une grand-mère, pas une nounou : l’histoire de Madeleine

— Maman, tu peux venir chercher Léa à l’école ce soir ? J’ai une réunion qui risque de finir tard.

La voix de ma fille, Claire, résonne dans le combiné. Je n’ai même pas le temps de répondre qu’elle enchaîne :

— Et si tu pouvais la garder jusqu’à demain matin, ce serait parfait. Paul a une urgence au travail et moi, je dois finir un dossier…

Je reste un instant silencieuse. Je regarde par la fenêtre de mon petit appartement à Nantes, le ciel gris d’octobre, les feuilles qui tourbillonnent. J’ai 67 ans, retraitée depuis deux ans à peine. J’avais rêvé de voyages, de peinture, de longues balades au bord de l’Erdre. Mais depuis la naissance de Léa, il y a trois ans, mes journées ne m’appartiennent plus vraiment.

Je me souviens encore du jour où Claire m’a annoncé sa grossesse. J’ai pleuré de joie, j’ai serré ses mains dans les miennes. Je me sentais investie d’une mission sacrée : transmettre, aimer, chérir ce petit être à venir. Mais jamais je n’aurais imaginé que cette joie se transformerait en une sorte d’obligation silencieuse.

— Bien sûr, je viendrai chercher Léa, dis-je finalement, la gorge serrée.

Le soir même, Léa court vers moi à la sortie de l’école maternelle. Elle se jette dans mes bras :

— Mamie ! Tu m’as manqué !

Son odeur de biscuit et de feutres me bouleverse. Je l’aime d’un amour fou. Mais ce soir encore, je sens la fatigue me gagner. Après le dîner, alors qu’elle s’endort dans mes bras devant un vieux dessin animé, je repense à mes propres envies laissées de côté.

Le lendemain matin, Claire arrive en coup de vent.

— Merci maman ! Tu es vraiment un ange !

Elle embrasse Léa à peine réveillée et repart déjà vers sa voiture. Pas un mot sur ma nuit blanche — Léa a fait des cauchemars — ni sur mes projets annulés.

Les semaines passent et le scénario se répète. Un texto par-ci : « Maman, tu peux garder Léa samedi ? » Un appel par-là : « On a besoin de toi pour les vacances scolaires… »

Un dimanche midi, alors que toute la famille est réunie autour du poulet rôti, je tente d’aborder le sujet.

— Vous savez, j’aimerais bien partir quelques jours à Belle-Île avec Monique en mai…

Claire lève à peine les yeux de son téléphone.

— Oh non maman, tu ne peux pas choisir cette semaine-là ! On compte sur toi pour garder Léa pendant notre séminaire à Bordeaux…

Paul renchérit :

— Franchement Madeleine, tu sais bien que sans toi on ne s’en sortirait pas.

Je sens la colère monter. Suis-je devenue invisible ? Ai-je perdu le droit d’avoir des envies ?

Le soir même, j’appelle Monique.

— Je n’en peux plus… J’ai l’impression d’être une employée à temps plein, mais sans salaire ni reconnaissance. Est-ce ça, être grand-mère aujourd’hui ?

Monique soupire.

— Tu n’es pas la seule. Ma belle-fille pense que je suis disponible 24h/24. On dirait que notre retraite appartient à tout le monde sauf à nous-mêmes…

Je repense à ma propre mère. Elle venait nous voir quand elle voulait, elle apportait des gâteaux et des histoires. Jamais je n’aurais osé lui imposer mon emploi du temps.

Un soir d’hiver, alors que Léa dort chez moi pour la troisième fois cette semaine, je craque. Je laisse couler mes larmes sur son front chaud.

— Pardon ma chérie… Mamie t’aime très fort mais elle est fatiguée…

Le lendemain, j’ose enfin dire non.

— Claire, je ne pourrai pas garder Léa samedi prochain. J’ai besoin de temps pour moi.

Un silence glacial s’installe au bout du fil.

— Mais maman… On compte sur toi ! Tu exagères un peu non ?

Je sens la culpabilité m’envahir. Mais cette fois-ci, je tiens bon.

Les jours suivants sont tendus. Claire m’évite, Paul ne décroche plus quand j’appelle. Je me sens coupable et soulagée à la fois. J’en parle à mon groupe de lecture à la médiathèque :

— Pourquoi est-ce si difficile de poser ses limites dans sa propre famille ? Pourquoi la société attend-elle des femmes qu’elles soient toujours disponibles ?

Les autres femmes hochent la tête. Certaines racontent leurs propres histoires : une belle-mère épuisée, une amie qui n’ose jamais dire non…

Petit à petit, je retrouve confiance en moi. J’accepte d’être une grand-mère aimante mais pas une nounou corvéable à merci. J’apprends à dire non sans culpabiliser.

Un jour, Claire vient me voir.

— Maman… Je suis désolée si on t’a trop sollicitée. On ne s’est pas rendu compte…

Elle pleure dans mes bras comme lorsqu’elle était enfant.

— Je t’aime maman. Merci pour tout ce que tu fais pour nous… Mais tu as raison : tu as le droit d’avoir ta vie aussi.

Je respire enfin. Je retrouve ma place : celle d’une grand-mère présente mais libre.

Aujourd’hui encore, il m’arrive de douter. Ai-je eu raison d’imposer mes limites ? Est-ce égoïste de vouloir vivre pour soi après tant d’années consacrées aux autres ? Et vous, qu’en pensez-vous ?