Je ne suis pas la nounou de ma fille : le jour où j’ai dit stop

« Tu pourrais venir chercher les enfants à l’école, maman ? » La voix de Claire, ma fille, tremble à peine au téléphone, comme si sa demande allait de soi. Je regarde l’horloge : 16h15. J’avais prévu d’aller au cinéma avec Monique, ma voisine, pour voir ce film dont tout le monde parle. Mais, une fois de plus, je ravale mes envies. « Bien sûr, ma chérie. »

C’est devenu une habitude. Depuis que Claire a repris son travail à la mairie de Lyon, je suis devenue la roue de secours, la nounou, la cuisinière, la femme de ménage. J’adore mes petits-enfants, Hugo et Léa, mais parfois, j’ai l’impression d’avoir été effacée. Je ne suis plus Françoise, la femme qui aimait voyager, lire, sortir. Je suis « Mamie », celle qui dépanne, qui dit oui, qui ne compte pas ses heures.

Ce soir-là, alors que je prépare des coquillettes pour les enfants, Hugo me lance : « Mamie, pourquoi tu es toujours là ? » Je souris, mais au fond, sa question me blesse. Pourquoi suis-je toujours là ? Parce que personne ne me demande ce que je veux, parce que j’ai peur de décevoir, parce que j’ai été élevée dans l’idée qu’une mère se sacrifie. Mais est-ce encore vrai aujourd’hui ?

Le lendemain, je croise Monique sur le palier. Elle me raconte son dernier voyage à Marseille, ses sorties au théâtre. Je sens une pointe de jalousie. Pourquoi elle, à 68 ans, vit-elle encore pleinement, alors que moi, je m’éteins doucement ?

Le déclic arrive un dimanche matin. Claire débarque à l’improviste, les bras chargés de linge sale. « Tu pourrais me donner un coup de main ? J’ai une réunion demain, je n’aurai pas le temps de repasser. » Je regarde la pile de chemises, le visage fatigué de ma fille, et soudain, une colère sourde monte en moi.

« Claire, tu crois que je n’ai rien d’autre à faire ? »

Elle me regarde, surprise. « Mais maman, tu sais bien que j’ai besoin de toi… »

« Justement, tu as besoin de moi, mais as-tu seulement pensé à ce dont MOI j’ai besoin ? »

Un silence lourd s’installe. Hugo et Léa jouent dans le salon, inconscients du séisme qui secoue la cuisine. Claire pose le linge sur la table, les yeux brillants.

« Tu veux dire que tu ne veux plus nous aider ? »

Je prends une grande inspiration. « J’ai envie de vivre pour moi aussi, Claire. J’ai envie de voyager, de voir mes amies, de lire un livre sans être interrompue toutes les cinq minutes. Je ne suis pas ta nounou, ni ta femme de ménage. Je suis ta mère, mais je suis aussi une femme. »

Les jours suivants sont tendus. Claire ne m’appelle plus. Je culpabilise, je me demande si j’ai été trop dure. Mais en même temps, je ressens un soulagement immense. Pour la première fois depuis des années, je m’autorise à penser à moi.

Je m’inscris à un atelier d’écriture à la médiathèque. Je pars en week-end à Annecy avec Monique. Je redécouvre le plaisir de marcher seule dans les rues, d’entrer dans une librairie, de m’offrir un café en terrasse. Mais le vide laissé par ma fille et mes petits-enfants me pèse. Ai-je fait le bon choix ?

Un soir, alors que je rentre d’un concert, je trouve Claire devant ma porte. Elle a les yeux cernés, l’air perdue.

« Maman, je suis désolée. J’ai été égoïste. Je ne me suis pas rendu compte que tu avais aussi besoin d’exister. »

Je la prends dans mes bras. Nous pleurons ensemble, longtemps. Elle me promet de mieux respecter mes envies, de ne plus tout attendre de moi. Mais je sens que rien ne sera plus jamais comme avant. J’ai posé une limite, j’ai affirmé mon droit au bonheur.

Aujourd’hui, notre relation est différente. Claire fait appel à une baby-sitter de temps en temps. Je garde Hugo et Léa quand j’en ai envie, pas par obligation. J’ai retrouvé le goût de vivre, mais la blessure reste là, sourde : pourquoi a-t-il fallu que je crie pour qu’on m’écoute ?

Est-ce que toutes les grand-mères doivent s’oublier pour leur famille ? Et vous, jusqu’où iriez-vous par amour pour vos enfants ?