« J’ai dit à Madame Dupuis que je n’étais plus sa bonne à tout faire »
« Tu pourrais passer à la pharmacie pour moi, Claire ? Et aussi, si tu as le temps, acheter un peu de pain… »
La voix de Madame Dupuis tremblait à travers le combiné, mais ce matin-là, c’est la mienne qui a craqué. « Non, Madame Dupuis. Je suis désolée, mais je ne peux plus. Je suis fatiguée. »
Un silence lourd s’est installé. J’ai senti mon cœur battre dans mes tempes. Depuis un an, j’étais devenue l’ombre de moi-même : courses, ménage, paperasse… Tout ça pour une voisine que je connaissais à peine avant sa maladie. Je n’avais jamais osé rien dire, par peur de passer pour une égoïste. Mais aujourd’hui, c’était trop.
« Vous savez, votre fille pourrait venir plus souvent… » ai-je ajouté, la voix serrée. « Elle était là il y a deux semaines, non ? Pourquoi ne lui demandez-vous pas ? »
J’ai entendu un sanglot étouffé. « Elle a ses enfants… Elle travaille… Elle n’a pas de place pour moi chez elle… »
J’ai raccroché, les mains tremblantes. Je me suis effondrée sur la chaise de la cuisine, les yeux embués de larmes. Je me suis revue, petite fille, dans la maison de mes parents à Tours. Ma mère aussi s’occupait de tout le monde : ses parents malades, ses voisins âgés… Et moi, j’attendais qu’elle ait du temps pour moi. J’avais juré de ne jamais m’oublier pour les autres. Pourtant, me voilà prise au piège du même schéma.
Mon mari, François, est rentré du travail plus tôt ce jour-là. Il m’a trouvée en train de fixer le mur, le regard vide.
— Claire ? Ça va ?
J’ai secoué la tête.
— J’ai dit non à Madame Dupuis. Je n’en peux plus…
Il s’est assis en face de moi et m’a pris la main.
— Tu as bien fait. Tu ne peux pas porter tout ça toute seule.
Mais la culpabilité me rongeait déjà. Et si elle tombait ? Et si personne ne venait l’aider ?
Le lendemain matin, j’ai croisé Monsieur Lefèvre dans l’ascenseur. Il m’a lancé un regard entendu.
— Alors, on t’a encore vue courir chez la vieille Dupuis hier soir… Tu devrais faire attention à toi, Claire. On n’est pas des assistantes sociales ici !
J’ai senti la colère monter.
— Justement, j’ai arrêté. Mais ça me fait mal au cœur.
Il a haussé les épaules.
— Sa fille devrait s’en occuper. C’est toujours pareil avec ces familles éclatées…
Je n’ai rien répondu. Mais ses mots résonnaient en moi : familles éclatées. C’est vrai qu’on ne se parle plus comme avant dans l’immeuble. Chacun vit dans sa bulle.
Le soir même, j’ai reçu un message d’Élise, ma propre fille : « Maman, tu pourrais garder Léo samedi ? On a besoin d’un peu de temps pour nous… »
J’ai souri tristement. Moi aussi, on me demande toujours plus. Où est la limite entre l’aide et le sacrifice ?
Deux jours plus tard, j’ai croisé Madame Dupuis sur son balcon. Elle avait l’air plus pâle que jamais.
— Claire… Je comprends que tu sois fatiguée. Je ne voulais pas abuser…
J’ai senti mes yeux s’embuer.
— Ce n’est pas contre vous… Mais je me sens seule aussi parfois. J’ai besoin de penser à moi.
Elle a hoché la tête.
— Ma fille ne viendra pas. Elle dit que Paris est trop loin, que les enfants sont petits… Mais je crois qu’elle a peur de me voir vieillir.
J’ai eu envie de pleurer avec elle. Nous étions deux femmes perdues dans un monde qui va trop vite.
Le dimanche suivant, j’ai invité Madame Dupuis à prendre le thé chez moi. Nous avons parlé longtemps : de sa jeunesse à Lyon, de mon enfance à Tours, des souvenirs qui font mal et de ceux qui réchauffent le cœur.
Petit à petit, j’ai compris que je n’étais pas seule à porter ce poids : d’autres voisins pouvaient aider aussi. J’ai proposé à Monsieur Lefèvre d’aller chercher ses médicaments une fois par semaine ; il a accepté en râlant mais il l’a fait.
J’ai aussi écrit une lettre à la fille de Madame Dupuis : « Votre mère a besoin de vous. Même un coup de fil peut lui faire du bien… » Je n’ai jamais eu de réponse.
Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai bien fait de dire stop ce jour-là. Mais je sais que si je ne l’avais pas fait, je me serais perdue moi-même.
Est-ce qu’on peut vraiment aider les autres sans s’oublier soi-même ? Où commence l’indifférence et où finit la solidarité ? Qu’en pensez-vous ?