Entre Deux Mères : Le Poids du Cœur et du Devoir
— Tu préfères donc ta belle-mère à ta propre mère ? hurle ma mère, les yeux rougis par la colère et la déception.
Je reste figée, la main tremblante sur la poignée de la porte. Les mots de Françoise résonnent dans l’appartement exigu de Créteil, comme un coup de tonnerre en plein ciel d’été. Je n’ai jamais vu ma mère aussi blessée, aussi furieuse. Pourtant, ce n’est pas la première fois que nous nous disputons. Mais cette fois-ci, c’est différent. Cette fois-ci, il y a Hélène.
Hélène, ma belle-mère, est tombée gravement malade il y a trois mois. Un cancer du pancréas, diagnostiqué trop tard. Mon mari, Julien, est fils unique et travaille à l’étranger. Je suis la seule à pouvoir veiller sur elle au quotidien. Je n’ai pas hésité une seconde à l’accueillir chez nous, à organiser les rendez-vous médicaux, à préparer ses repas adaptés, à l’accompagner dans ses douleurs et ses peurs. Mais depuis, ma mère me reproche tout : mon absence, mon silence, mon énergie consacrée à « une étrangère ».
— Maman, ce n’est pas une question de préférence ! Hélène est seule… Elle a besoin de moi !
— Et moi ? Tu crois que je n’ai pas besoin de toi ? Tu m’abandonnes pour elle !
Sa voix se brise. Je vois dans ses yeux la petite fille qu’elle a été, abandonnée par sa propre mère pendant la guerre. Je comprends sa douleur, mais je ne peux pas être partout à la fois. Je sens mes propres larmes monter.
Le soir, je rentre chez moi épuisée. Hélène dort dans la chambre d’amis. Je m’assois dans la cuisine, la tête entre les mains. Julien m’appelle en visio depuis Bruxelles.
— Ça va, mon amour ?
Je secoue la tête.
— J’ai encore eu une dispute avec maman… Elle ne comprend pas pourquoi je m’occupe autant de ta mère.
Julien soupire.
— Tu fais ce qu’il faut. Je suis désolé de ne pas être là…
Je sens la colère monter contre lui aussi. Pourquoi est-ce toujours moi qui dois porter tout ça ? Pourquoi les hommes partent-ils travailler loin et laissent-ils les femmes gérer les malades et les conflits familiaux ?
Le lendemain matin, je prépare le petit-déjeuner d’Hélène. Elle me regarde avec tendresse.
— Tu es fatiguée, Camille… Tu devrais penser un peu à toi.
Je souris faiblement.
— Si je ne le fais pas pour toi, qui le fera ?
Elle me prend la main.
— Ta mère t’aime beaucoup. Elle a peur de te perdre…
Je détourne les yeux. Comment expliquer à Hélène que ma mère ne supporte pas de me voir donner à une autre femme ce qu’elle attendait d’elle-même ?
La journée passe entre les soins, les lessives et les appels aux médecins. Je reçois un message de maman : « On doit parler. »
Le soir venu, je prends mon courage à deux mains et vais chez elle. Elle m’attend dans le salon, assise bien droite sur le canapé en velours vert bouteille.
— Camille… Tu ne comprends pas ce que tu me fais vivre. Depuis que tu t’occupes d’Hélène, j’ai l’impression d’être invisible.
Je m’assois en face d’elle.
— Maman… Je ne t’abandonne pas. Mais Hélène est en fin de vie. Elle n’a plus personne…
Elle se met à pleurer doucement.
— Et moi ? Quand tu étais petite et malade, c’est moi qui veillais sur toi nuit et jour… J’ai peur que tu oublies tout ça.
Je prends sa main dans la mienne.
— Je n’oublie rien… Mais aujourd’hui c’est moi qui dois être forte pour quelqu’un d’autre. Est-ce que tu pourrais essayer de comprendre ?
Un silence lourd s’installe. Elle retire sa main.
— Je ne sais pas si j’y arriverai…
Je rentre chez moi le cœur lourd. Les jours suivants sont tendus. Ma mère ne répond plus à mes messages. Hélène décline rapidement. Un soir d’avril, elle me demande :
— Camille… Est-ce que tu regrettes ?
Je secoue la tête.
— Non… Mais j’ai mal au cœur pour maman.
Hélène sourit faiblement.
— Un jour elle comprendra… Peut-être quand tu seras vieille à ton tour.
Quelques semaines plus tard, Hélène s’éteint paisiblement dans son sommeil. Je suis là, sa main dans la mienne. Je pleure longtemps après son départ — pour elle, pour moi, pour ma mère aussi.
Après l’enterrement, je retourne voir maman. Elle ouvre la porte sans un mot. Je vois qu’elle a pleuré aussi.
— Je suis désolée… souffle-t-elle enfin.
Je m’effondre dans ses bras.
Aujourd’hui encore, je me demande : ai-je fait le bon choix ? Peut-on aimer deux mères sans trahir l’une ou l’autre ? Est-ce que vous avez déjà vécu ce genre de conflit ? Que feriez-vous à ma place ?