Entre deux assiettes : le goût amer de l’injustice
— Encore des courgettes ? Tu sais bien que je n’aime pas ça, Claire…
La voix de Julien résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau sur une planche à découper. Je serre les poings, les yeux rivés sur la casserole. J’ai passé une heure à préparer ce gratin, en espérant qu’il apprécierait au moins l’effort. Mais non. C’est toujours la même rengaine : trop fade, trop cuit, pas assez ceci, trop cela. Parfois, j’ai l’impression de cuisiner pour un jury d’émission culinaire, sauf que le prix à gagner, c’est un simple sourire ou un « merci » sincère.
— Tu pourrais au moins goûter avant de critiquer…
Ma voix tremble un peu. Il lève les yeux au ciel, attrape son téléphone et s’enferme dans le silence. Je me retrouve seule face à mon plat refroidi, le cœur serré. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Le pire, c’est que tout change dès qu’on franchit le seuil de chez sa mère. Chez Madame Dubois, il devient un autre homme. Il s’extasie devant la blanquette de veau, se ressert trois fois du gratin dauphinois — pourtant plein de courgettes ! — et félicite sa mère avec un enthousiasme qui me laisse amère.
— Maman, c’est délicieux ! Tu as mis quoi dans la sauce ?
Je regarde la scène, assise à côté d’eux, invisible. Ma belle-mère me lance parfois un sourire complice :
— Tu sais Claire, les hommes… Ils ont leurs petites habitudes.
Petites habitudes ? Ou bien une façon de me rappeler que je ne serai jamais à la hauteur ?
Le retour à la maison est toujours silencieux. Dans la voiture, je me retiens de poser la question qui me brûle les lèvres : pourquoi chez elle tu manges tout sans rien dire ? Pourquoi chez moi tout est sujet à critique ?
Un soir, je craque. Nous sommes à table, il repousse son assiette.
— Tu n’as pas faim ?
— Si, mais… tu sais bien que je préfère quand c’est ta mère qui cuisine.
La phrase claque comme une gifle. Je sens mes yeux s’embuer.
— Alors va manger chez elle !
Il me regarde, surpris par ma colère. Un silence pesant s’installe. Je quitte la table en claquant la porte de la cuisine.
Dans la salle de bain, je m’effondre. Les larmes coulent sans bruit. Je repense à nos débuts : il adorait mes quiches, mes tartes salées improvisées. On riait en cuisinant ensemble. Aujourd’hui, chaque repas est un test que je rate d’avance.
Le lendemain matin, il tente une approche maladroite :
— Tu sais, c’est pas contre toi… C’est juste que j’ai grandi avec les plats de ma mère. Ça me rappelle mon enfance.
— Et moi alors ? Je fais quoi ici ? Je suis juste bonne à remplir ton assiette en attendant que tu ailles chez elle ?
Il ne répond pas. Il part travailler sans un mot.
Je commence à douter de moi. Est-ce ma cuisine le problème ? Ou bien est-ce plus profond ? Je demande conseil à ma sœur, Élodie.
— Claire, tu t’épuises pour rien. Il faut qu’il comprenne que tu n’es pas sa mère !
Mais comment lui faire comprendre ?
Un dimanche midi, je décide de ne rien préparer. Je m’installe sur le canapé avec un livre. Il tourne en rond dans la cuisine.
— Il n’y a rien à manger ?
— Non. Aujourd’hui c’est chacun pour soi.
Il finit par commander une pizza. Le soir venu, il tente de réchauffer des restes du frigo.
— Tu ne manges pas ?
— Non merci, je n’ai pas faim.
Petit à petit, il réalise que la maison ne tourne pas toute seule. Que derrière chaque plat il y a du temps, de l’amour — même si ce n’est pas celui de sa mère.
Une semaine plus tard, il rentre avec un bouquet de fleurs et une tarte aux pommes achetée chez le boulanger.
— On pourrait cuisiner ensemble ce soir ? Comme avant…
Je sens mon cœur se radoucir. On prépare des crêpes en riant comme autrefois. Ce n’est pas parfait, mais c’est nous.
Mais au fond de moi subsiste une question : pourquoi faut-il toujours attendre d’être au bord du gouffre pour se parler vraiment ? Est-ce que l’amour se mesure à une assiette vide ou pleine ? Ou bien à la capacité d’accepter l’autre tel qu’il est — avec ses goûts, ses failles et ses maladresses ?
Et vous, dites-moi : avez-vous déjà ressenti cette injustice silencieuse autour de la table familiale ? Est-ce vraiment la cuisine le problème… ou tout ce qu’elle représente dans nos vies ?