Douze ans de briques, un instant de doute : offrir ou garder la maison de nos rêves ?

— Maman, Papa… J’ai quelque chose d’important à vous demander.

La voix de Camille tremble à peine, mais je sens déjà la tempête qui s’annonce. Nous sommes assis autour de la grande table en chêne, celle que Paul et moi avons poncée des heures durant, dans cette cuisine baignée de lumière que nous avons imaginée pierre après pierre. Paul serre ma main sous la table. Je sens sa tension, son souffle court. Douze ans. Douze ans à bâtir cette maison, à sacrifier nos week-ends, nos vacances, à repousser nos rêves pour ce projet fou : offrir à nos enfants un foyer solide, un ancrage.

Camille inspire profondément. — Avec Julien, on voudrait vraiment s’installer ici. On se marie dans six mois… Et… Est-ce que vous accepteriez de nous donner la maison ?

Le silence tombe, lourd comme une chape de plomb. Je regarde Paul. Ses yeux se plissent, il détourne le regard vers la fenêtre, vers le vieux cerisier que nous avons planté le jour où Camille est née. Je sens mon cœur battre à tout rompre. Donner la maison ? Notre maison ?

Je me revois, enceinte jusqu’aux yeux, peignant les volets avec Paul sous la pluie d’avril. Je revois les disputes pour choisir la couleur du carrelage, les rires des enfants dans le jardin, les Noëls passés à cuisiner tous ensemble. Cette maison, c’est notre histoire, notre sueur, nos souvenirs. Et voilà que Camille nous demande de tout lui offrir, comme si c’était une évidence.

Paul se racle la gorge. — Camille… Tu sais ce que cette maison représente pour nous ?

Elle baisse les yeux. — Oui, mais… Pour nous aussi. C’est ici qu’on a grandi. Et puis… Vous avez toujours dit que vous vouliez qu’on soit heureux.

Je sens la colère monter, mêlée à une tristesse sourde. Bien sûr que je veux son bonheur ! Mais à quel prix ?

— Et nous alors ? Tu y as pensé ? On fait quoi, nous deux ? On va où ?

Camille relève la tête, les yeux brillants. — Vous pourriez acheter un petit appartement en ville… Profiter enfin ! Voyager ! Vous l’avez bien mérité après tout ce travail.

Paul éclate : — Mais ce n’est pas qu’une question d’argent ! C’est notre vie ici !

Un silence gênant s’installe. Julien, resté en retrait jusque-là, prend la parole : — On ne veut pas vous mettre dehors… On pensait juste que… ça pourrait être une belle transmission.

Je me lève brusquement et sors dans le jardin. L’air est frais, chargé d’odeurs de terre mouillée et de souvenirs. Je m’appuie contre le tronc du cerisier et laisse couler mes larmes. Comment choisir entre l’amour pour ma fille et l’amour pour ce que nous avons construit ?

Le soir venu, Paul et moi restons silencieux devant la cheminée. Il finit par murmurer : — Tu te souviens quand on a posé la première pierre ? On s’était promis que cette maison serait notre refuge…

Je hoche la tête. — Mais on s’était aussi promis de ne jamais devenir ces parents qui étouffent leurs enfants.

Les jours passent. Camille évite le sujet mais son regard me supplie chaque fois qu’elle croise le mien. Je sens son impatience, sa frustration grandir. Elle rêve d’un foyer pour fonder sa famille, comme nous l’avons fait autrefois.

Un dimanche matin, ma sœur Élisabeth débarque sans prévenir. Elle sent tout de suite la tension.

— Qu’est-ce qui se passe ici ? On dirait un enterrement !

Je craque et lui raconte tout. Elle me prend dans ses bras.

— Tu sais… Papa a fait pareil avec moi. Il m’a donné la vieille ferme quand j’ai épousé François. Il a eu du mal à tourner la page… Mais il a fini par être heureux ailleurs.

Je secoue la tête : — Mais moi je ne veux pas partir ! Je ne suis pas prête !

Élisabeth sourit tristement : — On n’est jamais prêt à laisser partir ce qu’on aime… Mais parfois il faut savoir transmettre.

Le soir même, Paul propose une solution :

— Et si on leur louait une partie de la maison ? On garde notre espace, ils commencent leur vie ici… Et plus tard, on verra.

Camille hésite mais finit par accepter. Julien aussi. Le compromis apaise les tensions mais laisse un goût amer. J’ai l’impression d’avoir trahi quelque chose en moi-même.

Les mois passent. Camille prépare son mariage avec enthousiasme ; je l’aide à choisir sa robe dans une petite boutique de Tours. Mais chaque fois que je rentre chez moi, je regarde les murs autrement : comme si déjà ils ne m’appartenaient plus tout à fait.

Le jour du mariage arrive enfin. Camille rayonne ; Paul pleure en silence pendant la cérémonie civile à la mairie du village. Au vin d’honneur dans le jardin, je surprends des conversations :

— Tu crois qu’ils ont bien fait ? Moi je ne pourrais jamais donner ma maison comme ça…
— Oui mais c’est beau aussi, non ? De transmettre…

Je souris poliment mais au fond de moi le doute subsiste.

Ce soir-là, allongée dans notre chambre désormais trop grande pour deux, j’interroge Paul :

— Est-ce qu’on a fait le bon choix ? Est-ce qu’on aurait dû refuser ? Ou tout donner d’un coup ?

Il me prend la main : — On a fait ce qu’on pouvait avec ce qu’on est.

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment tourner la page sur douze ans de vie pour l’amour d’un enfant ?