De la campagne à la ville : « Tu n’es pas d’ici »

« Tu n’es pas d’ici, hein ? »

La voix de la boulangère résonne encore dans ma tête, tranchante comme une lame froide. C’était mon premier matin à Paris, et déjà, je sentais le poids de l’étiquette qu’on venait de me coller. Je tenais maladroitement ma baguette, hésitant à répondre. Derrière moi, la file s’impatientait. J’ai bredouillé un « Non, je viens de Saint-Martin-sur-Loire », et j’ai vu son sourire se figer, comme si j’avais avoué un crime. Elle a haussé les épaules, m’a rendu la monnaie sans un mot.

Saint-Martin-sur-Loire, c’est ce village où l’on s’arrête pour discuter cinq minutes même quand on est pressé, où la boulangerie ferme à midi pile et où le maire connaît le prénom de chaque enfant. Là-bas, j’étais « la fille de Luc et Mireille », celle qui aidait à la fête du village et qui connaissait tous les raccourcis à vélo. Mais ici, à Paris, j’étais une étrangère. Une provinciale. Une « plouc », comme j’allais bientôt l’entendre dans la bouche de mes camarades de fac.

Le soir même, dans ma minuscule chambre du 13ème étage d’une résidence universitaire, j’ai appelé Maman. Sa voix tremblait d’inquiétude :

— Alors, ma chérie, ça va ?
— Oui, oui… Ça va.

Mais non, ça n’allait pas. J’avais mal au ventre, mal au cœur. Le bruit incessant des voitures me donnait le vertige. Je n’arrivais pas à dormir sans le silence de la campagne ni l’odeur du tilleul sous ma fenêtre. J’avais l’impression d’avoir trahi quelque chose en partant.

À la fac, tout allait trop vite. Les autres étudiants semblaient parler une langue différente : ils citaient des auteurs que je ne connaissais pas, riaient de références parisiennes qui m’échappaient. Un jour, lors d’un exposé en sociologie, j’ai parlé de mon village pour illustrer la solidarité rurale. Un garçon a ricané :

— C’est mignon, la vie chez les bouseux !

J’ai senti mes joues brûler. J’aurais voulu disparaître. Mais je me suis forcée à sourire, à faire comme si ça ne m’atteignait pas.

Les semaines passaient et la solitude me collait à la peau. Je passais des heures à marcher dans les rues sans but, espérant croiser un visage familier ou entendre un accent du Val de Loire. Mais Paris est une mer immense où l’on se noie facilement quand on ne sait pas nager.

Un soir d’octobre, alors que je rentrais d’un partiel raté, j’ai trouvé un message de Papa :

« On pense fort à toi. La maison est vide sans tes rires. »

J’ai éclaté en sanglots sur mon lit défait. Pourquoi étais-je partie ? Pour prouver quoi ? Que je pouvais réussir ailleurs ? Mais à quel prix ?

La fracture avec ma famille s’est creusée peu à peu. Maman me reprochait de ne plus appeler aussi souvent. Papa évitait le sujet de mes études quand il parlait à ses amis au café du coin. Ma petite sœur Camille m’envoyait des photos du chien et des champs en fleurs, mais je sentais qu’elle m’en voulait d’avoir déserté.

Un dimanche soir, alors que je rentrais d’un week-end chez eux — trop court, trop intense — la dispute a éclaté :

— Tu changes, Léa ! Tu parles comme eux maintenant !
— Mais non… Je…
— Si ! Tu crois que t’es mieux parce que t’habites à Paris ?

J’ai claqué la porte derrière moi en pleurant toutes les larmes de mon corps.

À Paris, j’ai tenté de m’intégrer. J’ai rejoint une association d’étudiants venus de province. On se retrouvait autour d’un verre pour parler de nos villages, de nos familles restées loin. C’était réconfortant mais aussi douloureux : chacun portait sa nostalgie comme une cicatrice.

Un soir, lors d’une réunion, Paul — originaire du Cantal — a lancé :

— Vous croyez qu’on sera toujours « pas d’ici » ?

Le silence a envahi la pièce. J’ai pensé à cette phrase qui me hantait depuis mon arrivée : « Tu n’es pas d’ici ». Était-ce une condamnation ou une invitation à devenir quelqu’un d’autre ?

Petit à petit, j’ai appris à apprivoiser la ville. J’ai découvert des coins tranquilles où retrouver un peu de paix : le parc Montsouris au lever du soleil, les quais de Seine déserts en hiver… J’ai commencé à aimer ce sentiment d’anonymat qui me terrifiait tant au début.

Mais il y avait toujours ce moment gênant où l’on me demandait d’où je venais. Je répondais fièrement : « De Saint-Martin-sur-Loire ». Parfois on souriait avec bienveillance ; souvent on haussait les sourcils ou on lançait une blague sur les vaches et les bottes en caoutchouc.

J’ai compris que je ne serais jamais vraiment « d’ici ». Mais peut-être que ce n’était pas grave. Peut-être que mon identité était justement faite de cette tension entre deux mondes.

Aujourd’hui encore, quand je retourne au village pour les vacances, certains me regardent comme une étrangère revenue de l’exil. À Paris, je reste « la provinciale ». Entre deux trains, deux vies, je cherche encore ma place.

Est-ce qu’on peut vraiment appartenir à deux endroits à la fois ? Ou sommes-nous condamnés à être toujours « pas d’ici » quelque part ?