Chez moi, il critique tout. Chez sa mère, il dévore sans broncher.

— Encore des courgettes ? Tu sais bien que je n’aime pas ça, Camille…

La voix de Julien résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre les poings sur le plan de travail, essayant de ne pas laisser paraître ma lassitude. Il est 19h30, la journée a été longue au bureau, et j’ai mis tout mon cœur à préparer ce gratin. Mais rien n’y fait : chaque soir, c’est la même scène. Julien trouve toujours quelque chose à redire. Trop salé, pas assez cuit, trop fade…

— Tu pourrais au moins goûter avant de critiquer, non ?

Ma voix tremble un peu. Il lève les yeux au ciel, s’assoit en silence et picore du bout de la fourchette. Je sens la colère monter, mais aussi une tristesse sourde. Depuis quelques mois, nos repas sont devenus des champs de bataille silencieux.

Pourtant, le week-end dernier, chez sa mère à Nantes, j’ai assisté à un spectacle bien différent. Assis à la grande table familiale, Julien riait aux éclats, engloutissant la blanquette de veau et le gratin dauphinois de sa mère comme un enfant affamé. Il s’est même resservi trois fois !

— Tu veux encore un peu de tarte aux pommes, mon chéri ?
— Oh oui maman, elle est parfaite comme d’habitude !

J’ai senti mon cœur se serrer. Pourquoi ce double standard ? Pourquoi chez moi tout est sujet à critique alors qu’ici tout est parfait ?

Le retour en voiture a été silencieux. J’ai tenté d’aborder le sujet :

— Tu sais, ça me fait mal quand tu critiques tout ce que je cuisine…
— Mais non, tu te fais des idées. Chez maman c’est différent, c’est… c’est la cuisine de mon enfance.

Il a haussé les épaules et allumé la radio. Fin de la discussion.

Les jours suivants, j’ai essayé de nouvelles recettes : quiche lorraine, bœuf bourguignon, même les crêpes sucrées du dimanche matin. Rien n’a trouvé grâce à ses yeux. Un soir, alors que je posais une assiette devant lui, il a soupiré :

— Tu pourrais demander la recette à maman, au moins ?

J’ai claqué la porte de la cuisine et suis sortie sur le balcon pour pleurer en silence. J’avais l’impression d’être invisible dans ma propre maison.

Un soir d’avril, j’ai décidé d’inviter sa mère, Françoise, à dîner chez nous. Je voulais comprendre ce qui rendait sa cuisine si spéciale aux yeux de Julien. Elle est arrivée avec son sourire chaleureux et un panier rempli de légumes du marché.

— Camille, tu veux qu’on cuisine ensemble ?

J’ai accepté avec un mélange d’appréhension et d’espoir. Dans la cuisine, elle m’a montré ses astuces : une pincée de muscade dans la purée, un peu de thym dans le gratin… Mais surtout, elle cuisinait avec une aisance et une joie communicatives.

— Tu sais, Julien a toujours été difficile. Même petit, il chipotait… Mais il a besoin de sentir qu’on fait attention à lui.

Ses mots m’ont frappée. Était-ce donc ça ? Un besoin d’attention ?

Le dîner s’est bien passé. Julien a mangé sans broncher, mais je voyais bien qu’il était tendu. Après le départ de sa mère, il s’est enfermé dans le salon. J’ai pris mon courage à deux mains et je l’ai rejoint.

— Julien, il faut qu’on parle. Je ne peux plus continuer comme ça. J’ai l’impression que quoi que je fasse, ce n’est jamais assez bien pour toi.

Il a détourné le regard.

— Tu ne comprends pas… Chez maman, tout me rappelle mon enfance. Ici… c’est différent. J’ai du mal à retrouver ces sensations-là.

— Mais tu ne me laisses aucune chance ! Tu refuses même d’essayer ce que je prépare !

Il a haussé les épaules.

— Je ne sais pas… Peut-être que je suis trop exigeant.

J’ai senti une colère froide monter en moi.

— Non Julien, tu es injuste. Tu ne peux pas attendre de moi que je sois ta mère. Je suis ta femme ! On construit notre histoire à deux, pas dans l’ombre de ton passé.

Il est resté silencieux longtemps. Puis il a murmuré :

— Je suis désolé… Je crois que j’ai peur de perdre ce lien avec mon enfance.

J’ai compris alors que ce n’était pas seulement une question de goût ou de recettes. C’était plus profond : un attachement viscéral à ses souvenirs, à une époque où tout semblait plus simple.

Mais moi ? Où étais-je dans tout ça ?

Les semaines suivantes ont été difficiles. J’ai arrêté de cuisiner pour lui tous les soirs. Parfois je commandais des plats à emporter ou je mangeais seule devant la télé. Julien a commencé à remarquer mon absence.

Un soir, il est venu me voir dans la chambre.

— Camille… Je me rends compte que je t’ai blessée. J’aimerais qu’on essaie de cuisiner ensemble… Peut-être qu’on pourrait créer nos propres souvenirs ?

J’ai accepté avec prudence. Petit à petit, nous avons appris à nous écouter davantage. Les critiques ont diminué ; les compliments sont revenus timidement.

Mais parfois encore, quand il goûte un plat et fait la moue sans rien dire, je sens une pointe d’amertume remonter.

Est-ce qu’on peut vraiment se libérer du poids du passé pour construire quelque chose de nouveau ? Ou sommes-nous condamnés à reproduire les mêmes schémas familiaux ? Qu’en pensez-vous ?