« Ce n’est pas un travail d’homme ! » : Le matin où ma belle-mère a vu mon mari préparer mon petit-déjeuner

— Non mais, tu te rends compte, Paul ?! Ce n’est pas un travail d’homme !

La voix de ma belle-mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau sur une planche à découper. Ce matin-là, il y a dix ans, je me suis réveillée avec l’odeur du café et du pain grillé. Paul, mon mari depuis cinq ans à l’époque, sifflotait en préparant des œufs brouillés. Je l’observais, attendrie, quand la porte d’entrée a claqué. Maman Monique venait d’arriver, valise à la main, sourire aux lèvres… jusqu’à ce qu’elle aperçoive son fils devant la poêle.

— Paul ! Qu’est-ce que tu fais là ?

Il s’est figé, spatule en l’air, comme un enfant pris en faute. J’ai voulu intervenir, mais il m’a lancé un regard rassurant. Il savait que sa mère avait des idées bien arrêtées sur les rôles dans le couple. Chez elle, à Limoges, les hommes ne touchaient pas à la cuisine, sauf pour ouvrir une bouteille de vin ou découper le rôti du dimanche.

— Je prépare le petit-déjeuner pour Camille, maman. Elle a eu une grosse semaine.

Monique a posé sa valise avec fracas.

— Et toi, Camille ? Tu restes là à regarder ?

J’ai senti mes joues chauffer. J’aurais pu lui répondre que je travaillais autant que Paul, que parfois je rentrais plus tard que lui, que la fatigue ne connaît pas de genre. Mais j’ai préféré sourire.

— Il aime cuisiner pour moi. Et j’adore ça.

Monique a secoué la tête, outrée. Elle s’est installée à table sans un mot. Le silence était lourd, seulement brisé par le bruit des œufs qui cuisaient. Paul a servi les assiettes, puis s’est assis à côté de moi. Il m’a pris la main sous la table.

— Tu sais, maman, ici on fait les choses à notre façon.

Elle a levé les yeux au ciel.

— C’est bien la ville… On oublie les vraies valeurs !

Je me suis mordue la lèvre. J’aimais Monique, malgré ses remarques parfois blessantes. Elle avait élevé Paul seule après la mort de son mari. Elle avait trimé toute sa vie pour lui offrir une éducation et une stabilité. Mais elle portait en elle des traditions qui me semblaient d’un autre âge.

Le reste du week-end s’est déroulé dans une tension feutrée. Monique commentait tout : la façon dont je pliais le linge (« Chez nous, on fait des piles bien droites ! »), la manière dont Paul passait l’aspirateur (« Tu vas finir par lui casser le dos ! »), ou encore notre habitude de commander des sushis le vendredi soir (« Manger froid ? Quelle drôle d’idée ! »).

Le dimanche matin, alors que Paul était parti chercher des croissants, Monique m’a prise à part dans la cuisine.

— Camille… Tu ne trouves pas que tu en demandes un peu trop à Paul ?

J’ai inspiré profondément.

— Je ne lui demande rien qu’il ne veuille pas faire. On partage tout ici. C’est notre équilibre.

Elle a soupiré.

— À mon époque, une femme devait tout faire pour son mari. Sinon…

Elle n’a pas fini sa phrase. J’ai vu dans ses yeux une tristesse sourde, comme si elle portait le poids de sacrifices invisibles.

— Vous avez été courageuse, Monique. Mais aujourd’hui, on peut choisir autrement.

Elle m’a regardée longuement, puis a haussé les épaules.

Paul est revenu avec les croissants et l’atmosphère s’est détendue. Mais je savais que quelque chose avait changé. Monique n’a plus jamais fait de remarque sur notre organisation domestique lors de ses visites suivantes. Parfois même, elle acceptait un café préparé par Paul sans broncher.

Dix ans ont passé depuis ce matin-là. Paul et moi avons traversé d’autres tempêtes : l’arrivée de nos jumeaux, mes horaires à rallonge à l’hôpital, sa reconversion professionnelle après un burn-out… Mais jamais nous n’avons remis en question notre façon de fonctionner ensemble.

Parfois, je repense à cette scène et je me demande : combien de couples se déchirent encore à cause de ces vieux schémas ? Combien de femmes se sentent coupables de ne pas tout porter seules ? Et surtout… Combien d’hommes n’osent pas simplement faire cuire des œufs pour celle qu’ils aiment ?

Est-ce vraiment si difficile d’accepter qu’on puisse s’aimer autrement ? Qu’en pensez-vous ?