« Camille, tu as accouché ? Montre-nous le bébé ! » – Chronique d’un huis clos dans un immeuble français
« Camille, tu as accouché ? Montre-nous le bébé ! »
La voix de Madame Dubois résonne dans la cage d’escalier, perçant le silence de mon appartement. Je serre ma fille contre moi, son petit corps chaud lové contre ma poitrine. Je n’ai pas dormi depuis deux nuits. Les pleurs, les tétées, la peur de mal faire… et maintenant, cette voix insistante qui me rappelle que, même chez moi, je ne suis pas à l’abri.
Je retiens mon souffle. Peut-être qu’elle va partir. Mais non : elle frappe à la porte, trois coups secs, comme un verdict. « Camille ! On veut voir la petite ! Toute la résidence attend ! »
Je ferme les yeux. Toute la résidence ? Je n’ai pas envie de montrer mon bébé. Je n’ai pas envie de sourire, de répondre aux questions sur l’allaitement, sur le prénom choisi, sur le poids et la couleur des yeux. J’aimerais juste qu’on me laisse tranquille.
Mais dans cet immeuble de banlieue parisienne, tout le monde connaît tout le monde. Les murs sont fins, les secrets rares. Depuis que j’ai emménagé avec Paul il y a trois ans, je sais que chaque dispute, chaque rire, chaque visite est commentée au rez-de-chaussée par Madame Dubois et ses amies. Elles tricotent des pulls et des rumeurs avec la même ferveur.
Paul n’est pas là. Il est retourné travailler deux jours après l’accouchement. « Je passerai ce soir, courage mon amour », m’a-t-il dit en m’embrassant à la va-vite. Il ne comprend pas ce que c’est d’être seule ici, avec un nourrisson et une voisine qui croit que ma vie lui appartient.
Je me lève doucement et vais jusqu’à la porte. Je regarde par le judas : Madame Dubois est là, son éternel chignon gris serré sur la tête, un sourire impatient aux lèvres. Derrière elle, j’aperçois Madame Lefèvre, sa complice de toujours.
Je prends une grande inspiration et j’ouvre la porte d’un cran.
— Bonjour Madame Dubois…
— Ah ! Enfin ! On commençait à croire que tu nous faisais un caprice ! Allez, montre-nous ce petit ange !
Elle tente de pousser la porte mais je résiste.
— Je suis désolée… Ce n’est pas le moment. Elle dort et… je suis fatiguée.
Madame Lefèvre s’approche :
— Oh mais voyons Camille, on ne va pas la réveiller ! On veut juste jeter un œil… Tu sais, à notre époque, on se réunissait toutes après une naissance !
Je sens la colère monter. Leur insistance me donne envie de pleurer. Pourquoi ne comprennent-elles pas ? Pourquoi faut-il toujours se justifier ?
— Je comprends bien… mais j’ai besoin d’un peu de calme. Ce n’est pas contre vous.
Madame Dubois croise les bras.
— Tu sais, on s’inquiète pour toi. On ne t’a pas vue depuis trois jours. Tu devrais sortir un peu, ça te ferait du bien.
Je sens mon cœur battre plus fort. Elles ne voient pas ma fatigue, mes cernes, mes mains tremblantes. Elles ne voient que leur envie d’être là, de participer, d’exister dans cette histoire qui n’est pas la leur.
— Merci de vous inquiéter… Mais j’ai besoin d’être seule avec ma fille pour l’instant.
Un silence gênant s’installe. Madame Lefèvre échange un regard avec sa voisine.
— Bon… Si tu changes d’avis, on est là ! On a fait un gâteau pour toi…
Elles s’éloignent enfin. Je referme la porte et m’effondre contre le bois. Les larmes coulent sans bruit. Pourquoi est-ce si difficile de poser des limites ? Pourquoi ai-je l’impression d’être égoïste alors que je veux juste protéger mon enfant ?
Le soir venu, Paul rentre enfin. Il pose son sac et m’embrasse distraitement.
— Alors, ta journée ?
Je lui raconte l’épisode avec les voisines. Il hausse les épaules.
— Elles sont gentilles tu sais… Elles veulent juste aider.
Je sens la colère revenir.
— Ce n’est pas de l’aide quand on force une porte ! J’ai besoin qu’on me respecte !
Il soupire et va se doucher. Je reste seule dans le salon, ma fille endormie dans mes bras. Je repense à ma propre mère qui me disait toujours : « Il faut faire bonne figure devant les voisins ». Mais à quel prix ?
Les jours passent et les visites continuent. Parfois c’est Madame Dubois, parfois c’est Monsieur Martin du troisième qui vient « prendre des nouvelles ». Je finis par ne plus ouvrir la porte. Je baisse les stores, je coupe la sonnette. Je me sens coupable mais soulagée.
Un matin, je croise Madame Dubois dans l’ascenseur.
— Tu sais Camille… On ne veut pas te faire de mal. Mais ici, on fait attention les uns aux autres.
Je la regarde droit dans les yeux.
— Parfois, faire attention c’est aussi savoir respecter l’intimité des autres.
Elle baisse les yeux et ne répond rien.
Ce soir-là, je prends ma fille dans mes bras et je regarde par la fenêtre les lumières de l’immeuble s’allumer une à une. Je me demande combien d’autres femmes ont vécu ce que je vis aujourd’hui. Combien ont osé dire non ? Combien ont cédé par peur du regard des autres ?
Est-ce vraiment égoïste de vouloir protéger son espace ? Ou bien est-ce le premier acte d’amour qu’on puisse offrir à son enfant ?