Au bord du gouffre : Placer ma mère en maison de retraite, un choix impossible
— « Sandrine, tu ne vas pas encore me parler de cette fichue maison de retraite ? »
La voix de ma sœur Élodie claque dans la cuisine comme un coup de fouet. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Maman est dans le salon, la télévision allumée trop fort, le regard perdu dans le vide. Depuis des mois, je dors mal. Je me réveille au moindre bruit, craignant qu’elle soit tombée ou qu’elle ait oublié d’éteindre le gaz.
Je suis la fille du milieu, coincée entre Élodie, toujours prompte à donner des leçons mais rarement présente, et Julien, notre petit frère qui vit à Toulouse et ne vient que pour les anniversaires. Depuis que papa est parti il y a dix ans, j’ai pris le relais sans trop réfléchir. Maman avait eu ses enfants tard – j’avais déjà 35 ans quand elle a commencé à perdre la mémoire.
Ce soir-là, tout explose. Élodie me reproche de vouloir « m’en débarrasser », comme si je trahissais maman. Je sens la colère monter :
— « Tu crois que c’est facile ? Tu crois que j’ai envie de la voir partir ? Mais tu n’es jamais là ! Tu ne sais pas ce que c’est de la laver, de lui rappeler qui je suis chaque matin ! »
Un silence glacial s’abat. Julien, en visio sur mon téléphone posé sur la table, détourne les yeux. Il marmonne :
— « Je peux pas faire plus d’ici… »
Je voudrais hurler. Je voudrais tout envoyer valser : les boîtes de médicaments alignées sur le buffet, les post-it collés partout pour rappeler à maman où sont les toilettes, les rendez-vous médicaux qui rythment mes semaines.
La nuit tombe sur notre pavillon de banlieue parisienne. Je m’assieds près de maman. Elle me regarde sans me reconnaître vraiment.
— « Tu es gentille… Tu restes avec moi ce soir ? »
Je ravale mes larmes. Je repense à mon boulot à la mairie, à mes deux ados qui réclament leur mère, à mon mari qui commence à perdre patience. Je me sens coupable d’en vouloir à maman alors qu’elle n’a rien demandé.
Les jours suivants, tout s’enchaîne. Maman tombe dans la salle de bain ; je la retrouve par terre, hagarde. Les pompiers arrivent. À l’hôpital, le médecin me prend à part :
— « Madame Lefèvre, votre mère ne peut plus rester seule. Vous devez envisager une structure adaptée. »
Le mot « structure » me glace. Maison de retraite. EHPAD. J’ai l’impression de l’abandonner.
Je passe des heures sur Internet à comparer les établissements. Les prix me donnent le vertige : 2 500 euros par mois pour une chambre minuscule ! Je pense à sa petite retraite d’ancienne institutrice. Je pense à vendre sa maison, à vider ses souvenirs.
Élodie refuse d’en entendre parler :
— « Tant que je vivrai, maman ne finira pas dans un mouroir ! »
Mais elle ne propose aucune solution.
Julien promet d’aider financièrement mais ne veut pas quitter Toulouse.
Je m’épuise à tout organiser seule : les dossiers APA, les visites d’EHPAD où l’odeur de désinfectant me donne la nausée, les directrices compassées qui me parlent d’« accompagnement personnalisé ».
Un soir, alors que je rentre tard, mon fils Paul m’attend dans le couloir.
— « Maman… On ne te voit plus jamais. Tu fais tout pour mamie mais nous aussi on a besoin de toi… »
Je m’effondre dans ses bras. J’ai l’impression d’être une mauvaise fille et une mauvaise mère.
Finalement, un matin d’avril, je signe les papiers pour une maison médicalisée à Sceaux. Le jour du déménagement, maman ne comprend pas ce qui se passe.
— « On va où ? C’est loin d’ici ? »
Je lui mens :
— « C’est une maison où tu seras bien entourée… »
Elle serre ma main très fort. Je sens son angoisse passer dans ses doigts noueux.
Les premiers jours sont un calvaire. Elle pleure beaucoup. Je culpabilise chaque fois que je repars sans elle.
Élodie ne vient pas la voir. Julien envoie des fleurs.
Peu à peu, maman s’apaise. Les soignants sont doux avec elle. Elle se fait une amie, Lucienne, avec qui elle joue au loto.
Mais moi ? Je ne dors toujours pas bien. J’ai l’impression d’avoir trahi celle qui m’a tout donné.
Parfois je me demande : ai-je fait le bon choix ? Peut-on vraiment concilier dignité des parents et survie des enfants ? Est-ce qu’on peut aimer assez fort pour ne pas s’oublier soi-même ?
Et vous… auriez-vous fait autrement ?