« Vends ta maison pour aider ton frère » : le dilemme de toute une vie

« Camille, tu dois comprendre, c’est ton frère ! »

La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante, presque suppliante. Je serre la tasse de café entre mes mains, cherchant un peu de chaleur dans ce matin glacial de février à Lyon. François, mon frère aîné, est assis en face de moi, les yeux rougis, le visage fermé. Il ne dit rien, il attend. Ma mère, elle, ne me quitte pas des yeux, prête à bondir sur la moindre de mes hésitations.

« Tu es jeune, Camille. Toi et Luc, vous avez encore toute la vie devant vous. François, lui, il a tout perdu… »

Je sens la colère monter. Dix ans de sacrifices, de petits boulots, de soirées à compter les centimes pour acheter cette maison avec Luc, mon compagnon. Dix ans à entendre ma mère me répéter que je devais être indépendante, que je ne devais rien attendre de personne. Et maintenant, parce que François a fait n’importe quoi avec son argent, je devrais tout sacrifier ? Pour lui ? Pour elle ?

« Maman, tu te rends compte de ce que tu me demandes ? Tu veux que je vende la seule chose que j’ai réussi à construire, juste parce que François a… »

« Parce qu’il est ton frère ! » me coupe-t-elle, la voix tremblante. « On ne laisse pas tomber la famille. Tu ne comprends donc pas ? »

François baisse la tête. Il ne me regarde pas. Il n’a jamais été là pour moi. Pas à mon anniversaire, pas quand j’ai eu mon accident de vélo, pas quand j’ai perdu mon premier emploi. Il n’a jamais rien donné, ni temps, ni argent, ni même un mot de réconfort. Et aujourd’hui, il attend que je lui sauve la mise.

Je me lève brusquement, la chaise grince sur le carrelage. « Non, maman. Je ne peux pas. Je ne veux pas. Ce n’est pas juste. »

Elle éclate en sanglots. « Tu n’as pas de cœur, Camille. Tu ne penses qu’à toi. Tu n’as jamais compris ce que c’est que d’être une famille. »

Je sors de la cuisine, le cœur battant, la gorge serrée. Luc m’attend dans la voiture. Il sait tout, il m’a soutenue depuis le début. Mais je sens son inquiétude, sa peur de voir notre rêve s’effondrer à cause d’une histoire qui n’est pas la nôtre.

Dans la voiture, je craque. « Pourquoi c’est toujours moi qu’on sacrifie, Luc ? Pourquoi c’est toujours à moi de payer pour les erreurs des autres ? »

Il me prend la main. « Tu n’es pas obligée, Camille. Ta mère te fait du chantage affectif. Tu as le droit de penser à toi. »

Mais la culpabilité me ronge. Je repense à mon enfance, à ces dimanches où ma mère préparait le poulet rôti, à ces Noëls où François et moi nous battions pour ouvrir les cadeaux en premier. Je repense aussi à toutes les fois où il m’a ignorée, où il a préféré sortir avec ses amis plutôt que de m’aider à faire mes devoirs.

Le soir, ma mère m’appelle. Elle pleure encore. « François va tout perdre, Camille. Il va finir à la rue. Tu veux vraiment ça pour ton frère ? Pour moi ? »

Je sens la colère revenir. « Et moi, maman ? Tu veux quoi pour moi ? Tu veux que je perde tout ce que j’ai construit ? Tu veux que Luc et moi on reparte de zéro, juste parce que François a fait des bêtises ? »

Silence. Puis elle souffle, lasse : « Tu ne comprendras jamais… Tu n’as pas d’enfants. »

Je raccroche, furieuse. Je n’ai pas d’enfants, non. Mais j’ai une vie, des rêves, des projets. Pourquoi devrais-je tout sacrifier pour quelqu’un qui n’a jamais rien fait pour moi ?

Les jours passent. Ma mère ne me parle plus. François non plus. Je sens le poids du silence, de la culpabilité, de la honte. Au travail, je fais semblant de sourire. À la maison, Luc essaie de me changer les idées, mais je sens qu’il a peur lui aussi. Peur que je cède, peur que je dise oui.

Un soir, je reçois un message de François. Quelques mots, maladroits : « Je suis désolé, Camille. Je ne voulais pas t’imposer ça. Je comprends si tu refuses. »

Je pleure. Pour la première fois, il me parle vraiment. Mais c’est trop tard. Le mal est fait.

Je décide d’écrire une lettre à ma mère. Je lui explique tout : la douleur, la colère, la culpabilité. Je lui dis que je l’aime, mais que je ne peux pas tout sacrifier pour sauver François. Que j’ai le droit, moi aussi, d’exister.

Je ne sais pas si elle comprendra. Je ne sais pas si un jour, on se reparlera comme avant. Mais ce soir-là, je me sens enfin libre.

Est-ce égoïste de penser à soi quand la famille s’effondre ? Ou est-ce simplement humain ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?