Veiller sur Papi : Entre culpabilité et épuisement, mon cœur vacille

« Camille, tu peux venir ? J’ai froid… »

Sa voix, faible, fend le silence du petit appartement. Il est 3h du matin. Je me lève en sursaut, le cœur battant, la fatigue collée à la peau. Je traverse le couloir sombre, trébuche sur la pile de magazines que j’ai oublié de ranger. Dans la chambre, la lumière tamisée éclaire le visage ridé de mon grand-père, Henri. Il me regarde avec des yeux pleins de gratitude, mais aussi d’une tristesse que je n’arrive plus à supporter.

Je remonte sa couverture, ajuste son oreiller. « Ça va mieux, Papi ? » Il hoche la tête, esquisse un sourire. Je m’assois au bord du lit, incapable de repartir me coucher. Depuis sa chute l’an dernier, tout a changé. Avant, il était ce roc solide, toujours prêt à raconter ses souvenirs de la guerre ou à râler contre les politiques à la télé. Aujourd’hui, il est prisonnier de son propre corps, dépendant de moi pour tout : manger, se laver, même changer de position.

Je n’avais jamais imaginé que je deviendrais son aidante principale. Ma mère vit à Lyon, mon frère s’est expatrié au Canada. Moi, j’étais restée à Paris pour mon boulot de professeure des écoles. Mais quand l’hôpital a appelé après sa chute – fracture du col du fémur, complications – il n’y avait personne d’autre. « Camille, tu es la seule sur qui on peut compter », m’a dit ma mère au téléphone, la voix tremblante mais ferme.

Au début, j’ai cru que ce serait temporaire. Quelques semaines, le temps qu’il se remette. Mais les semaines sont devenues des mois. Les aides-soignantes passent une heure le matin et une heure le soir. Le reste du temps, c’est moi. Je jongle entre les couches à changer, les repas mixés à préparer, les rendez-vous médicaux à organiser… et mon travail que j’ai fini par mettre en pause.

Parfois, je me surprends à lui en vouloir. Pas à lui vraiment, mais à la situation. À cette injustice qui fait qu’on vieillit ainsi, qu’on devient un poids pour ceux qu’on aime. Et puis je culpabilise aussitôt. Comment puis-je penser ça alors qu’il a tout sacrifié pour nous ?

Un soir, alors que je lui donnais son dîner à la petite cuillère, il a murmuré : « Tu sais, Camille, je ne voulais pas t’imposer ça… » J’ai senti mes yeux s’embuer. J’ai voulu lui dire que ce n’était rien, que c’était normal. Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.

Les journées se ressemblent toutes. Les mêmes gestes mécaniques, les mêmes odeurs de médicaments et de soupe tiède. Parfois, je m’assois sur le balcon pour respirer un peu d’air frais et j’écoute les bruits de la ville. Les rires des voisins, les klaxons lointains… Tout continue dehors, alors que ma vie s’est arrêtée ici, entre ces quatre murs.

Ma tante Françoise passe de temps en temps. Elle apporte des gâteaux et des conseils non sollicités : « Tu devrais demander plus d’aide à la mairie », « Il existe des maisons médicalisées très bien… » Mais je sens dans son regard qu’elle est soulagée que ce ne soit pas elle.

Un jour, j’ai craqué. J’ai appelé ma mère en pleurs :

— Maman, je n’en peux plus… Je suis épuisée, j’ai l’impression de ne plus exister.
— Je sais ma chérie… Mais tu fais ce qu’il faut. On n’a pas les moyens pour une maison de retraite privée…

Je me suis sentie piégée par l’amour et par la culpabilité. Est-ce ça, être une bonne petite-fille ? S’oublier totalement pour l’autre ?

Un matin d’hiver, alors que je changeais les draps souillés pour la troisième fois de la nuit, j’ai eu envie de hurler. J’ai claqué la porte de la salle de bain et j’ai pleuré en silence. Quand je suis revenue dans la chambre, Henri m’a regardée longuement.

— Tu es fatiguée…
— Oui Papi…
— Tu as le droit d’être fatiguée. Tu as le droit d’en avoir marre.

Ses mots m’ont frappée en plein cœur. J’ai réalisé que je n’étais pas seule dans cette souffrance. Lui aussi souffrait de me voir ainsi.

Un soir, alors que je lui lisais un passage de « Le Petit Prince », il m’a pris la main :

— Tu sais Camille… Quand je partirai, il faudra que tu vives pour toi aussi.

J’ai éclaté en sanglots. Comment vivre pour moi alors que je ne sais même plus qui je suis sans lui ?

Les semaines passent et je m’épuise un peu plus chaque jour. Je commence à oublier des choses : payer une facture, rappeler une amie… Je me sens isolée. Parfois je croise mon reflet dans le miroir et je ne me reconnais plus.

Un dimanche après-midi, ma cousine Julie est venue avec ses enfants. L’appartement s’est rempli de rires et de vie. Henri a souri comme jamais depuis des mois. J’ai compris que je ne pouvais pas tout porter seule. Que demander de l’aide n’était pas un échec.

J’ai contacté une association d’aidants familiaux. J’ai rencontré d’autres personnes comme moi, épuisées mais courageuses. On a partagé nos histoires autour d’un café tiède dans une salle municipale impersonnelle. Pour la première fois depuis longtemps, je me suis sentie comprise.

Aujourd’hui encore, je veille sur Papi. Mais j’essaie de m’accorder des moments à moi : une promenade au parc Monceau, un café avec une amie retrouvée… Ce n’est pas facile. La culpabilité ne disparaît jamais vraiment.

Mais parfois, le soir, quand je m’assois près de lui et qu’il me serre la main en silence, je me dis que malgré tout… cet amour-là vaut bien tous les sacrifices.

Est-ce que je fais assez ? Est-ce qu’on peut vraiment aimer sans se perdre soi-même ? Qu’en pensez-vous ?