Vacances envolées : chronique d’un rêve brisé par la famille et la dette
— Tu sens ça, Camille ? C’est pas normal, murmura mon mari, Julien, en posant sa main sur mon épaule. J’ai hoché la tête, le cœur battant. L’odeur de tabac froid flottait dans notre salon, s’infiltrant jusque dans les rideaux neufs que j’avais choisis avec tant de soin. J’ai posé mon sac à main, jeté un regard circulaire : tout semblait à sa place, mais quelque chose clochait.
— Maman ! cria Léa depuis sa chambre. Il y a des cendres sur mon bureau !
Je me suis précipitée, la gorge serrée. Léa, huit ans, tenait entre ses doigts une boîte d’allumettes. Je n’ai pas eu le temps de répondre que la porte d’entrée claqua. Mon frère, Antoine, surgit dans le couloir, les yeux rougis, l’air hagard.
— Désolé… J’avais besoin de souffler un peu, balbutia-t-il.
J’ai fermé les yeux un instant. Depuis qu’Antoine avait perdu son emploi, il squattait chez nous « temporairement ». Mais ce temporaire s’éternisait. Et moi, je portais tout : la maison, les enfants, la gestion du prêt immobilier qui nous étranglait chaque mois.
— Tu pourrais au moins éviter de fumer ici ! ai-je explosé.
Julien a tenté d’apaiser :
— Calmons-nous… On va trouver une solution.
Mais je savais qu’il n’y aurait pas de solution. Pas tant que tout reposait sur mes épaules. La banque venait encore d’augmenter nos mensualités. La promesse de vacances en Bretagne s’était envolée avec la dernière lettre recommandée du Crédit Agricole.
Le soir même, j’ai préparé le dîner en silence. Léa dessinait à côté de moi ; son frère Lucas jouait sur sa tablette. Julien pianotait sur son ordinateur portable, absorbé par ses mails professionnels. Antoine était enfermé dans la chambre d’amis — notre ancienne pièce à vivre — à écouter du rap à fond.
J’ai posé les assiettes sur la table. Personne n’a levé les yeux.
— On mange ! ai-je lancé, la voix tremblante.
Lucas a soupiré :
— On va quand en vacances ?
J’ai senti les larmes monter. Je me suis forcée à sourire :
— Bientôt, mon chéri… bientôt.
Mais je savais que c’était un mensonge. Il n’y aurait pas de vacances cette année. Ni l’an prochain, probablement. La maison nous coûtait trop cher ; chaque imprévu — une fuite d’eau, une facture d’électricité — nous rapprochait un peu plus du gouffre.
La nuit venue, je me suis glissée dans le lit sans bruit. Julien dormait déjà. Je me suis tournée vers le plafond, envahie par l’angoisse. J’ai repensé à mes rêves d’autrefois : des étés à Arcachon, des balades en vélo avec les enfants, des soirées à refaire le monde avec Julien… Où étaient-ils passés ?
Le lendemain matin, j’ai trouvé Antoine dans la cuisine, une bière à la main.
— Tu comptes chercher du boulot aujourd’hui ? ai-je demandé sèchement.
Il a haussé les épaules :
— À quoi bon ? Personne ne veut d’un type comme moi.
J’ai eu envie de hurler. Mais j’ai pris sur moi. Pour Léa et Lucas. Pour Julien qui faisait déjà tant d’heures sup’. Pour ne pas exploser devant tout le monde.
Les jours ont passé, tous semblables. Les factures s’accumulaient sur le buffet. Les disputes aussi : pour un rien, pour un mot de travers, pour une chaussette oubliée dans le salon. La tension était partout — dans les regards fuyants, dans les silences lourds.
Un soir, alors que je rangeais la vaisselle, Léa est venue se blottir contre moi.
— Tu es triste, maman ?
J’ai failli craquer. Mais je me suis penchée pour l’embrasser.
— Non ma puce… Je suis juste fatiguée.
Mais ce n’était pas vrai. J’étais brisée. Usée par la routine, par l’absence de reconnaissance, par cette impression d’être seule contre tous.
Un dimanche matin, alors que Julien lisait le journal dans le salon et qu’Antoine dormait encore, j’ai pris mon manteau et je suis sortie marcher au bord de la Seine. J’avais besoin de respirer autre chose que l’air vicié de notre appartement trop plein.
Je me suis assise sur un banc et j’ai regardé les péniches passer. Autour de moi, des familles riaient, des couples se tenaient la main. J’ai senti une colère sourde monter en moi : pourquoi eux et pas moi ? Pourquoi ma vie ressemblait-elle à une prison alors que j’avais tout fait « comme il faut » ?
En rentrant, j’ai trouvé Julien qui m’attendait sur le pas de la porte.
— Camille… On ne peut pas continuer comme ça.
J’ai cru qu’il allait proposer une solution miracle. Mais il a baissé les yeux.
— Je pense qu’on devrait vendre l’appartement.
J’ai senti le sol se dérober sous mes pieds.
— Et aller où ? Chez tes parents ? Avec deux enfants et mon frère sur les bras ?
Il n’a rien répondu. J’ai compris qu’il était aussi perdu que moi.
Ce soir-là, j’ai pleuré longtemps dans la salle de bains pour que personne ne m’entende. J’ai pensé à tout ce que j’avais sacrifié : mes rêves de voyage, ma carrière mise entre parenthèses pour élever les enfants, mon énergie dépensée à tenir debout une famille qui s’effritait chaque jour un peu plus.
Et puis j’ai pensé à Léa et Lucas. À leur innocence, à leurs sourires malgré tout. Peut-être que c’était ça qui comptait vraiment ? Ou peut-être que je me mentais encore pour tenir le coup…
Aujourd’hui encore, je me demande : combien de temps peut-on survivre sans soutien ? Jusqu’où faut-il aller pour préserver l’illusion du bonheur familial ? Est-ce que d’autres vivent la même chose que moi ?