Un Cadeau Trop Loin : L’Appartement de la Discorde

« Tu ne comprends donc pas, Lucie ? C’est ton frère ! » La voix de ma mère résonne dans l’appartement, tranchante, presque suppliante. Je serre le combiné si fort que mes jointures blanchissent. Dehors, la pluie martèle les vitres de mon deux-pièces à Montreuil, comme pour souligner la tempête qui gronde en moi.

Je n’ai pas le temps de répondre que ma mère poursuit : « Ils en ont besoin, Jessica est enceinte, ils ne peuvent plus rester dans leur studio ! »

Jessica… Rien que d’entendre son prénom me donne la nausée. Depuis qu’elle est entrée dans la vie de mon frère Thomas, elle a tout bouleversé. Toujours à réclamer plus, jamais satisfaite. Mais là, c’est trop : ils veulent que je leur donne mon appartement. Mon appartement ! Celui pour lequel j’ai trimé des années, jonglant entre deux boulots, renonçant aux vacances, aux sorties, à tant de choses.

Je ferme les yeux. Les souvenirs affluent : les soirées passées à corriger des copies jusqu’à minuit, les matins glacés où je partais donner des cours particuliers avant d’enchaîner avec ma journée au collège. Tout ça pour quoi ? Pour qu’on vienne aujourd’hui me demander d’effacer d’un geste tout ce que j’ai construit ?

« Maman, tu réalises ce que tu me demandes ? » Ma voix tremble. « Je ne peux pas… Je ne veux pas ! »

Un silence pesant s’installe. J’entends son souffle court, puis un sanglot étouffé. « Tu n’as jamais su partager, Lucie… Tu as toujours été égoïste. »

Le mot claque comme une gifle. Égoïste. Est-ce égoïste de vouloir garder le fruit de son travail ? Est-ce égoïste de refuser de se sacrifier encore et encore pour un frère qui n’a jamais rien fait d’autre que prendre ?

Je raccroche brutalement. Les larmes me montent aux yeux. Je me sens trahie, seule contre tous. Je sais déjà ce qui va suivre : les coups de fil du reste de la famille, les regards accusateurs lors du prochain repas du dimanche, les messes basses autour du gigot.

Le lendemain, Thomas m’appelle. Sa voix est froide, distante : « On pensait pouvoir compter sur toi… Jessica est très déçue. »

Je retiens un rire amer. Compter sur moi ? Comme quand il a vidé mon compte en banque il y a trois ans pour « un coup dur » et qu’il n’a jamais remboursé ? Comme quand il a débarqué chez moi à Noël avec Jessica sans prévenir et qu’ils ont vidé mon frigo ?

« Thomas, je t’aime, tu le sais… Mais là, c’est trop. Cet appartement, c’est tout ce que j’ai. »

Il soupire longuement. « Tu ne comprends rien à la famille… »

Le mot « famille » résonne dans ma tête comme une condamnation. Depuis toujours, on m’a appris que la famille passait avant tout. Mais à quel prix ? Où est la limite entre l’amour et l’abnégation ?

Les jours passent et la pression monte. Ma mère m’envoie des messages culpabilisants : « Jessica pleure tous les soirs… Tu pourrais faire un effort. » Mon père, d’habitude si discret, m’appelle pour me dire qu’il « ne comprend pas ce refus ». Même ma cousine Élodie s’y met : « Franchement Lucie, tu n’auras pas d’enfants, tu pourrais bien leur laisser l’appart… »

Je me sens acculée. Je dors mal, je mange à peine. Au collège, mes élèves remarquent mon air absent. Un soir, alors que je corrige des copies dans le salon, j’entends frapper à la porte. C’est Thomas.

Il entre sans attendre mon invitation et s’assoit lourdement sur le canapé. Il ne me regarde pas dans les yeux.

« Écoute… Jessica ne va pas bien. Elle fait une dépression à cause de tout ça. Tu pourrais au moins nous prêter l’appartement quelques mois… Le temps qu’on trouve mieux. »

Je sens la colère monter en moi.

« Et moi alors ? Je vais où ? À l’hôtel ? Chez maman peut-être ? »

Il hausse les épaules : « Tu es seule… Tu t’adaptes facilement. Nous on a un bébé qui arrive ! »

Je le fixe, sidérée par son égoïsme.

« Tu sais quoi Thomas ? J’en ai marre d’être celle qui doit toujours tout sacrifier pour vous. J’ai le droit d’exister aussi ! »

Il se lève brusquement et claque la porte derrière lui.

Cette nuit-là, je ne dors pas. Je repense à notre enfance : Thomas qui cassait mes jouets et moi qui devais lui pardonner parce que « c’est ton petit frère ». Thomas qui ramenait des mauvaises notes et moi qui devais l’aider à réviser parce que « tu es l’aînée ». Toujours moi qui donne, lui qui prend.

Le dimanche suivant, je me rends chez mes parents pour le déjeuner familial. L’ambiance est glaciale. Jessica ne me regarde pas, ma mère me sert à peine la parole.

Au moment du dessert, mon père prend la parole : « Lucie… On a beaucoup réfléchi avec ta mère. Si tu refuses d’aider ton frère, tu n’es plus la bienvenue ici tant que tu n’auras pas changé d’avis. »

Le coup est rude. Je regarde autour de moi : personne ne prend ma défense.

Je me lève lentement et quitte la table sans un mot.

Sur le chemin du retour, je sens une étrange sensation de liberté mêlée à une tristesse profonde. J’ai perdu ma famille ce jour-là… Ou peut-être ai-je simplement cessé d’être leur bouée de secours.

Aujourd’hui encore, je me demande : jusqu’où doit-on aller par amour pour sa famille ? À quel moment doit-on dire stop pour se protéger soi-même ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?