Trois enfants en un an : le chaos d’une mère seule à Lyon
— Tu n’as pas honte, Camille ? Trois enfants en un an, et aucun père à l’horizon !
La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, tranchante comme une lame. Je suis debout dans la cuisine de mon petit appartement à la Croix-Rousse, les mains tremblantes sur une tasse de café froid. Derrière la porte, mes trois bébés dorment enfin. Trois âmes minuscules, nées chacune à quelques mois d’intervalle, qui n’ont que moi pour les aimer et les protéger.
Je n’avais jamais imaginé ma vie ainsi. Il y a un an à peine, j’étais une jeune femme ordinaire, Camille Lefèvre, 28 ans, documentaliste dans une médiathèque municipale. J’aimais les livres, les balades sur les quais du Rhône, les soirées entre amis. Puis il y a eu Paul, ce collègue charismatique qui m’a fait croire à l’amour. Une nuit d’été, un verre de trop, et la vie a basculé.
Quand j’ai appris que j’étais enceinte, Paul a disparu. Ma mère a hurlé au scandale. Mon père s’est muré dans le silence. J’ai cru que le pire était passé… jusqu’à ce que je découvre, lors de la première échographie, que j’attendais des jumeaux. Et puis, trois mois après leur naissance prématurée, un test positif inattendu : j’étais de nouveau enceinte. Trois enfants en moins d’un an. Seule.
— Tu es irresponsable ! s’est écriée ma sœur Sophie en apprenant la nouvelle. Tu crois que c’est comme ça qu’on élève des enfants ?
Je me suis sentie minuscule, écrasée par le regard des autres. À la mairie, on m’a demandé trois fois si je voulais vraiment inscrire trois enfants sous mon nom seul. À la crèche, les éducatrices chuchotaient dans mon dos. Même les voisins évitaient mon regard dans l’ascenseur.
Les nuits étaient les pires. Les pleurs se répondaient d’une chambre à l’autre, m’empêchant de dormir plus de deux heures d’affilée. Je me levais mécaniquement : biberon pour Léon, change pour Alice, berceuse pour Jules. Parfois je m’effondrais sur le canapé, les joues mouillées de larmes silencieuses.
Un matin de novembre, alors que je tentais de calmer Léon en pleurs tout en préparant le biberon d’Alice et en changeant Jules qui avait de la fièvre, j’ai senti mes jambes flancher. J’ai glissé contre le mur de la cuisine et j’ai éclaté en sanglots.
— Maman ?
C’était la voix timide de Sophie au téléphone. Elle voulait savoir si j’avais besoin de quelque chose. J’ai failli raccrocher. Mais au fond de moi, une petite voix murmurait : demande de l’aide.
— J’ai besoin que tu viennes… juste une heure…
Elle est arrivée vingt minutes plus tard avec des croissants et un sourire maladroit. Ce jour-là, elle a changé Jules pendant que je donnais le bain aux jumeaux. Nous n’avons pas parlé du passé ni des reproches. Juste du présent : des couches à changer, des lessives à faire tourner, des sourires à attraper au vol.
Mais la famille restait divisée. Ma mère refusait toujours de voir ses petits-enfants. « Tu as déshonoré notre nom », répétait-elle à qui voulait l’entendre. Mon père ne disait rien mais m’envoyait parfois un virement discret pour payer les couches.
À Noël, j’ai décidé d’inviter tout le monde chez moi. J’ai décoré l’appartement avec des guirlandes en papier fabriquées avec Alice et Léon pendant leurs rares siestes synchronisées. J’ai préparé un gratin dauphinois comme celui que faisait ma grand-mère. Quand ma mère est entrée dans le salon et a vu les trois petits alignés sur le tapis, elle a blêmi.
— Ce n’est pas comme ça que je t’imaginais…
J’ai senti la colère monter en moi.
— Peut-être pas. Mais c’est comme ça que je suis. Et eux aussi.
Il y a eu un silence lourd. Puis Alice a tendu les bras vers sa grand-mère en gazouillant. Ma mère a hésité… puis elle l’a prise contre elle.
Ce soir-là, pour la première fois depuis un an, j’ai cru entrevoir une lumière au bout du tunnel.
La vie reste difficile : je jongle entre mon travail à mi-temps à la médiathèque et les rendez-vous médicaux, les courses au supermarché du coin avec la poussette triple qui bloque toutes les portes automatiques, les nuits blanches et les factures qui s’accumulent sur la table basse.
Mais il y a aussi des moments de grâce : les rires partagés sous la couette le dimanche matin, les premiers pas hésitants de Jules sous le regard émerveillé de ses frère et sœur, les câlins maladroits mais sincères de Sophie qui revient chaque semaine pour m’aider.
Je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve. Parfois je me demande si mes enfants me reprocheront un jour d’avoir grandi sans père ni famille soudée. Mais chaque soir, quand je les regarde dormir côte à côte dans leur petite chambre sous les toits lyonnais, je me dis que l’amour suffit peut-être à réparer ce que la vie a brisé.
Est-ce qu’on peut vraiment être une bonne mère quand on est seule contre tous ? Ou faut-il accepter d’être imparfaite et avancer malgré tout ?