Tout Donner, Tout Perdre : Le Journal d’Élise

« Tu ne comprends donc jamais rien, Élise ! »

La voix de Marc résonne encore dans la cuisine, froide et tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, le regard fixé sur la fenêtre embuée. Les enfants dorment encore à l’étage, inconscients de la tempête qui gronde sous leur toit. Je me répète en silence : ce n’est qu’une dispute de plus, ça va passer. Mais au fond de moi, je sais que quelque chose s’est brisé.

J’ai 42 ans, deux enfants, un pavillon en banlieue lyonnaise, et une vie qui ressemble à celle de tant d’autres femmes. J’ai rencontré Marc à la fac de lettres à Lyon. Il était brillant, drôle, passionné. J’étais timide, rêveuse, persuadée qu’il était mon miracle. On s’est mariés jeunes, trop jeunes peut-être. J’ai mis mes ambitions de côté pour le suivre dans ses projets, puis pour élever nos enfants, Camille et Paul. J’ai accepté un poste à mi-temps dans une petite médiathèque municipale pour pouvoir tout gérer à la maison. Marc travaillait beaucoup, rentrait tard. Je ne lui en ai jamais voulu : il fallait bien payer le crédit de la maison.

Mais ce matin-là, tout bascule. Marc claque la porte derrière lui sans un regard. Je reste seule avec le silence, et cette sensation d’être invisible. Je repense à la veille : il est rentré tard, sentant le parfum d’une autre. J’ai voulu lui parler, il a nié, puis s’est emporté. « Tu t’imagines des choses ! »

Je me suis assise sur le carrelage froid de la salle de bains et j’ai pleuré en silence. J’ai pensé à toutes ces années où j’ai tout donné : les nuits blanches avec les enfants malades, les anniversaires oubliés parce qu’il avait « trop de travail », les repas préparés avec amour alors qu’il mangeait à peine un morceau avant de filer devant la télé. Je me suis perdue dans cette routine, persuadée que c’était ça, être une bonne épouse.

Quelques jours plus tard, alors que je prépare le dîner, Marc m’annonce qu’il part. « Je ne t’aime plus, Élise. Je suis désolé. »

Le monde s’écroule. Les enfants sont là, ils entendent tout. Camille se met à pleurer. Paul serre les poings et fuit dans sa chambre. Moi, je reste figée, incapable de prononcer un mot. Marc fait sa valise en silence et quitte la maison.

Les semaines qui suivent sont un cauchemar éveillé. Les voisins murmurent derrière leurs rideaux. Ma mère me répète que « les hommes sont tous les mêmes », mais je n’écoute plus personne. Je dois tout gérer seule : les devoirs des enfants, les courses, les factures qui s’accumulent. Mon salaire ne suffit pas. Je dois demander une aide sociale à la mairie ; l’humiliation me brûle la gorge.

Un soir d’hiver, alors que je rentre du travail sous la pluie battante, je croise Marc au bras d’une autre femme devant le cinéma du quartier. Il rit comme il ne riait plus avec moi depuis des années. Je sens mon cœur se fissurer un peu plus.

Camille refuse de me parler ; elle m’en veut d’avoir « laissé papa partir ». Paul fait des cauchemars et mouille son lit à nouveau. Je me bats pour eux, mais je me sens vide.

Un dimanche matin, ma sœur Claire débarque sans prévenir avec des croissants et un sourire forcé.
— Élise, tu ne peux pas continuer comme ça… Tu dois penser à toi aussi.
Je hausse les épaules.
— Penser à moi ? Je ne sais même plus qui je suis.
Elle me prend la main.
— Tu es forte. Tu as élevé deux enfants magnifiques. Tu as tenu bon alors que beaucoup auraient abandonné.
Je fonds en larmes dans ses bras.

Peu à peu, je tente de me reconstruire. J’accepte l’invitation d’une collègue pour aller boire un verre après le travail. Je m’inscris à un atelier d’écriture à la médiathèque. J’écris sur ma douleur, sur ma colère, sur mes rêves oubliés.

Un soir, Paul vient s’asseoir près de moi alors que je corrige ses devoirs.
— Maman… tu crois qu’on sera heureux un jour ?
Je le regarde longtemps avant de répondre.
— Oui, mon chéri. Mais il faudra du temps…

Les mois passent. Marc ne donne plus signe de vie ; il a refait sa vie ailleurs. Les enfants et moi apprenons à vivre autrement. Il y a des jours où la solitude me ronge, où je regrette tout ce que j’ai sacrifié pour une famille qui n’existe plus.

Mais il y a aussi des matins où je me réveille avec l’envie de sourire à nouveau.

Aujourd’hui encore, je me demande : pourquoi tant de femmes comme moi acceptent-elles de s’oublier pour leur famille ? Est-ce qu’on peut vraiment se reconstruire après avoir tout perdu ?